Voici pour l’exposition de la foi et du dogme islamique : mais qu’en est-il pour la réalité ? La « révélation » faite à Mahomet, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, a-t-elle été fidèlement transmise ? Les musulmans s’insurgeront probablement à la lecture d’une pareille question, mais il est bien évident que nous nous devons de la poser. Nous avons tous déjà lu au moins une fois la version reçue officielle de la « collecte » et de la mise à l’écrit du Coran, œuvre du célèbre Bukhârî. « Mais cette version n’est pas autre chose qu’une compilation de quelques akhbâr, sélectionnés à partir de collections antérieures de hadîth-s, organisés et combinés en fonction du projet de l’auteur : présenter ce qu’il faut croire » (PREMARE A.-L., Aux origines du Coran, questions d'hier, approches d'aujourd'hui, Téraèdre, Paris, p. 53.). En effet, Bukhârî n’est guère historien mais seulement traditionniste, et à ce titre, il cherche avant tout à construire une certaine orthodoxie : choisir librement ses sources d’informations et volontairement en omettre d’autres tout en finissant par combiner le tout.
De fait, beaucoup d’éléments dans la Tradition au sens large indiquent que la révélation n’a pas toujours été aussi fidèlement transmise que l’a affirmé Bukhârî. Versets et sourates oubliés, supprimés ou rajoutés, recensions coraniques divergentes brûlées, nombre grandissant de différentes « lectures » : non vraiment, l’histoire de ce qui deviendra le Coran officiel ne se fit pas sans violence. « Les ouvrages historiographiques, dogmatiques et hérésiographiques évoquent le cas - de manière discrète, il est vrai - de quelques Compagnons du Prophète, certains Khârijites ou encore quelques penseurs mu’tazilites, qui ont mis en doute l’authenticité et donc la légitimité de la recension officielle » (AMIR-MOEZZI M.A. (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, Paris, 2007, p. 160.). Essayons ici de brièvement examiner ces zones d’ombres en prenant pour exemple les différentes recensions coraniques.
A la mort de Mahomet, le Coran n’existe pas encore. On connait la fameuse réplique du scribe Zayd b. Thâbit lorsque Abû Bakr et Omar lui demandèrent de coucher la révélation par écrit : « Comment ferais-tu/comment feriez-vous ce que l’envoyé de Dieu n’a pas fait ?! ». Il a fallu pourtant faire très vite car des recensions coraniques commencèrent rapidement à voir le jour et surtout à diverger entre elles. La Tradition n’a guère pu éliminer de son vaste corpus l’existence et la mention de ces différentes recensions attribuées à un certain nombre de compagnons de Mahomet (Sâlim ibn Ma’qil, ‘Abd-Allah Ibn ‘Abbâs, ‘Oqba ibn ‘Amir, al-Miqdâd ibn ‘Amr, Abou-Mousa al-Ach’ari, Obayy ibn Ka’b, ‘Abd-Allah Ibn Mas’oud etc), célèbres pour leur connaissance de la révélation et leur fidélité à transmettre. Cependant, gardons bien à l’esprit que « le nombre de ces corpus a été assez grand et [qu’] il serait erroné de croire que seuls ont existé ceux dont font mention des ouvrages postérieurs. » (BLACHERE R., Introduction au Coran, G.-P. Maisonneuve, Paris, 1947, coll. « Islam d’hier et d’aujourd’hui », n°3, p. 35.).
Prenons le cas d’Obayy ibn Ka’b et d’Abd-Allah Ibn Mas’oud. L’un est médinois, et accueille le prophète dans sa ville après sa fuite de la Mecque ; employé bien souvent à noter la révélation et de mémoire réputée, il est l’un des rares à connaître le texte coranique par cœur. L’autre est mecquois, et fut l’un des tout premiers convertis à l’islam : fidèle serviteur de Mahomet, il était depuis toujours à ses côtés et pouvait se vanter de connaître le Coran mieux que personne. Ils ont tous deux en commun d’avoir (probablement fait pour Ibn Mas’oud) rédigé une recension de la révélation. Que savons-nous de celles-ci ? « D’une manière générale, les informations dont nous disposons sur les recensions de Ubayy et d’Ibn Mas’ûd sont abondantes et précises. En effet, beaucoup d’échos ont filtré de ces deux codex dans la littérature ultérieure d’exégèse et d’histoire » (PREMARE A.-L., op. cit.,, p. 87-88).
Ainsi, nous apprenons pour le Coran d’Ubayy que l’ordre des sourates différait du Coran d’Othman et que certaines sourates portaient par ailleurs un nom différent, mais surtout, qu’Ubayy avait 116 sourates ; soit deux de plus que notre Coran actuel. En effet, il possédait deux sourates nommées respectivement le Reniement et la Course dont voici le texte : (Le Reniement : « Au nom d’Allah, le Bienfaiteur miséricordieux ! / 1. O mon Dieu ! de Toi nous implorons aide et pardon. / 2. Nous Te louons. Nous ne Te sommes pas infidèles. / 3. Nous renions et laissons ceux qui Te scandalisent. ») (La Course : « Au nom d’Allah, le Bienfaiteur miséricordieux ! / 1. O mon Dieu ! c’est Toi que nous adorons. / 2. En Ton honneur, nous prions et nous prosternons. / 3. Vers Toi nous allons et courons. / 4. Nous espérons Ta miséricorde. / 5. Nous craignons Ton tourment. / 6. En vérité, Ton tourment doit atteindre les Infidèles. »). A l’heure actuelle, elles demeurent toujours absentes de la vulgate othmanienne.
Quant à la recension d’Ibn Mas’oud, elle était la plus connue de par ses importantes divergences. Comme pour Ubayy, les sourates n’étaient pas dans le même ordre que dans le Coran d’Othman ; mais surtout, il omettait d’insérer dans sa recension la première sourate et les deux dernières (les « préservatrices », 113 et 114). Ibn Mas’oud est de plus reconnu pour avoir violemment refusé d’adopter le Coran d’Othman, et de nombreuses traditions nous le décrit s’indignant et s’offusquant ardemment face à l’ultimatum d’Othman et à sa volonté de détruire toutes les recensions : « Les historiens qui se sont le plus impliqués dans l’entreprise exégétique (Al-Ya’qûbî, Tabarî, Ibn al-Athîr, etc.) rapportent tous la scène qui montre le calife ‘Uthmân à la mosquée de Médine ordonnant à ses gardes de molester Ibn Ma’sûd qui a refusé de remettre la copie de sa propre « recollection » du Coran pour qu’elle soit détruite comme toutes les autres, décrétées non conformes à la « recollection » devenue officielle. » (SEDDIK Youssef, Nous n’avons jamais lu le Coran, Éditions de l’Aube, 2013, p. 72.).
Ce qui nous donne donc, deux petites sourates en plus d’un côté, et trois en moins de l’autre. « Nous assistons sans aucun doute ici à la confrontation de deux philosophies du contenu du texte coranique : un point de vue rigoriste, qui considère que la prière est un genre qui appartient en propre aux hommes et qu’elle doit être tenue à l’écart du périmètre divin. L’autre point de vue, appelons-le ouvert ou libéral, considère la prière comme partie intégrante de la littérature sacrale, autorisant de ce fait son intégration dans le canon » (SFAR M., Le Coran est-il authentique ?, Sfar, Paris, 2010, p. 39). Naturellement, les deux recensions comportaient également un certain nombre de variantes vis-à-vis du Coran d’Othman.
En espérant que vous ayez pris le temps de lire jusqu’ici, voici donc la fin de ma petite synthèse portant sur les différentes recensions coraniques. Je vous laisse donc réagir, en donnant le mot de la fin à l'orientaliste Régis Blachère : « En quoi le corpus d’Ibn Mas’oud, par exemple, est-il inférieur à celui constitué par Zaïd ibn Thabit sur l’ordre de ‘Othman ? En quoi est-il juste de ne pas confier à un vieux compagnon du Prophète, comme Ibn Mas’oud, un travail où se serait manifestée sa fidélité dans la transmission de la Révélation ? » (BLACHERE, op. cit., p. 182).
