Keinlezard = Juste merci
Pour le partage d’infos :
Connaitre l’histoire pour comprendre le fondement de nos croyances…
Source : Ouvrage
La Mésopotamie p. 134-139
Le pédigrée
: Georges Roux (1914-1999)
http://www.seuil.com/ouvrage/la-mesopot ... 2020236362
Le déluge Mésopotamien
« En 1872, un jeune assyriologue, Georges Smith, travaillait au British Museum où il assemblait et collait ensemble des fragments de tablettes provenant de la bibliothèque d’Ashurbanipal à Ninive lorsqu’il tomba un jour sur un texte qui ressemblait étrangement au récit du Déluge qu’on lit dans la genèse. La tablette qu’il avait en main n’était qu’un épisode d’un long poème épique connu sous le nom d’Epopée de Gilgamesh et que nous résumerons plus loin. Le héros de cette épopée, Gilgamesh, roi d’Uruk, est en quête du secret de l’immortalité quand il rencontre un nommé Utanapishtim, seul homme à qui les dieux avait accordé la vie éternelle. Utanapishtim est donné comme étant le fils d’Ubar-tutu, le seul (ou premier) roi de Shuruppak mentionné dans la Liste royale sumérienne. Or voici, le résumé, ce que l’immortel lui confie en grand secret.
A une époque lointaine, « lorsque les dieux habitaient à Shuruppak », ils décidèrent d’exterminer l’humanité en la noyant sous une immense inondation. Mais Ea prit pitié de lui et lui parlant à travers les parois de sa hutte de roseaux, il lui donna l’ordre de détruire sa demeure, de construire un grand bateau et d’y embarquer « toutes les espèces vivantes ». Le lendemain, toute la population locale se mettait à l’œuvre et bientôt, un énorme vaisseau à sept ponts était prêt à l’accueillir avec ses richesse, sa famille, ses ouvriers, ainsi que des troupeaux et des bêtes sauvages. Lorsque le temps devint « effrayant à voir » notre Noé babylonien entra dans l’arche et en ferma la porte. Alors :
« Lorsque brilla le point du jour,
Monta de l’horizon une noire nuée »
annonçant la plus effroyable tempête de vent, de pluie, d’éclairs et de tonnerre que l’homme ait jamais connue. Les digues s’effondrèrent, la Terre fut plongée dans les ténèbres, les dieux eux-mêmes furent épouvantés et se réfugièrent au ciel d’Anu :
« Les dieux étaient épouvantés par ce Déluge,
Ils grimpèrent jusqu’au plus haut du ciel,
Où, tels des chiens, ils demeuraient pelotonnés
Et accroupis au sol.
La Déesse criait comme une parturiente,
Bêlit-ili, à la belle voix, se lamentait, disant :
« Ah, si je n’avais jamais existé ce jour-là,
Où parmi l’Assemblée ai-je pu, de la sorte,
Décider un pareil carnage pour anéantir les populations ?
Je n’aurai donc mis mes gens au monde que pour en remplir la mer, comme une poissonnaille ! »
Six jours et six nuits le vent souffla et la tempête balaya la terre. Le septième jour les éléments s’étant calmés, Utanapishitim ouvrit une lucarne et pleura, lui aussi : toute l’humanité était devenue argile ; du paysage aussi plat qu’un toit, seul émergeait le mont Nisir auquel l’arche était accrochée. Il laissa s’écouler une semaine et lâcha une colombe, mais elle revint ; puis il lâcha une hirondelle, qui revint aussi ; enfin, il lâcha un corbeau, qui trouva à se poser et ne revint pas. Utanapishtim sortit alors de l’arche, versa une libation au sommet de la montagne et brûla, en sacrifice, des roseaux et du bois de cèdre et de myrte :
« Les dieux humant l’odeur, humant la bonne odeur,
S’attroupèrent comme des mouches
Autour de l’ordonnateur du banquet. »
Si Ishtar se réjouissait, Enlil, qui avait décidé le Déluge et dont le plan venait d’échouer, devint furieux et s’en prit à Ea. Mais Ea plaida si bien sa cause et celle des hommes qu’Enlil fut ému. Il entra dans l’arche, bénit Utanapishtim et son épouse et dit :
« Utanapishtim, jusqu’ici, n’était qu’un être humain :
Désormais, lui et sa femme seront semblables à nous, les dieux !
Mais ils demeureront loin, à l’embouchure des Fleuves ».
On imagine l’émoi que suscita la publication de cette tablette en Angleterre, puis dans le reste du monde, car les ressemblances avec le récit bibliques sont frappantes et l’on peut considérer comme certains que les rédacteurs de la Genèse devait connaitre le récit mésopotamien. Par ailleurs, il existe de multiples indications que pour les Babyloniens et les Assyriens le Déluge était un évènement important, marquant une coupure à l’aube de leur histoire. Il était donc logique de se tourner vers l’archéologie et de lui demander s’il existait des traces matérielles d’un cataclysme de ce genre ayant affecté au moins une grande partie de la Mésopotamie et capable de laisser une impression forte et durable dans la mémoire de ses anciens habitants.
Jusqu’à ce jour, des dépôts sédimentaires d’origine fluviatile évoquant une inondation majeure et de longue durée n’ont été trouvés que sur trois sites de Mésopotamie : Ur (ville d’Abraham), Kish et Shuruppak. La moitié des quatorze puits de sondage creusés à Ur contenaient de tels dépôts. Le plus important (jusqu’à 3,72 mètres d’épaisseur) était aussi le plus profond ; il s’insérait dans la strate culturelle d’Ubaid et Sir Leonard Woolley, qui dirigea les fouilles d’Ur, a toujours voulu y voir le grand Déluge biblique. Les autres dépôts, plus minces, se situaient vers le milieu de la période Dynastique Archaïque, soit vers 2800-2600. C’est également, au Dynastique Archaïque que remontent les trois dépôts découverts à Kish. Enfin, celui de Shuruppak (Tell Fara) est à dater du tout début de cette période, soit d’environ 2900. La présence de ces couches d’alluvions soulève de difficiles problèmes d’ordre géophysique, mais il est hors de doute qu’elles témoignent d’inondations d’une étendu limitée. Il est notable, par exemple, qu’on n’a trouvé aucun « déluge » sur d’autres sites et notamment à Eridu, pourtant situé à 12 kilomètres à peine d’Ur et fouillé jusqu’au sol vierge. On peut donc affirmer que l’archéologie a révélé des traces d’inondation locales, survenues à différentes époques, mais n’a pas confirmé la réalité d’un déluge affectant toute la Mésopotamie. Comment alors expliquer ce mythe et l’importance de l’amaru sumérien (abûbu en akkadien) dans la tradition mésopotamienne ?
Depuis la découverte mémorable de George Smith, d’autres récits mésopotamiens du Déluge ont été retrouvés. C’est ainsi qu’il en existe une version sumérienne, malheureusement très mutilée, dont le héros, Ziusudra, est probablement identique à Utanapishtim. Dans une autre version, rédigée en akkadien vers 1600, le survivant du Déluge est appelé Atrahasis, le « Supersage », surnom qui s’applique sans doute à Ziusudra/Utanapishtim. Long et relativement bien conservé, Atrahasis – dont le titre babylonien était inuma ilû awilum, « Quand les dieux (étaient comme) l’homme… », - est d’une importance capitale, car en nous révélant la raison du Déluge, dont l’Epopée de Gilgamesh ne souffle mot, il va nous livrer une des clés du mystère.
Le récit commence au moment où les dieux sont las de travailler sur terre et se plaignent amèrement ; certains même se révoltent et se mettent en grève, brûlant leurs outils. C’est alors qu’Ea propose de créer l’homme « pour qu’il assume le dur labeur des dieux ». La réponse est un « oui » unanime. On sacrifie un certain dieu Wê (peut-être le meneur de l’insurrection) et avec de l’argile mêlée à son sang, la déesse Mami (alias Nintu) façonne le premier homme. Ensuite, d’autres déesses génitrices fabriquent sept hommes et sept femmes et miment l’accouchement. Mais hélas :
« Douze cents ans ne s’étaient pas encore passés
Que le pays s’étendit, que se multiplia la population.
La terre mugissait comme un taureau… »
Et cette clameur (peut-être de révolte), empêche Enlil de dormir. Pour réduire au silence cette engeance braillarde, les dieux déchainent une épidémie, puis une grande sécheresse, mais en vain : les humains ne cessent de se multiplier, même s’ils sont affamés au point de dévorer leurs propres enfants. Les dieux décident alors de frapper plus fort et provoquent un déluge ne sachant pas qu’Ea avait prévenu son ami le Supersage et parviendrait à le sauver. La description du Déluge dans Atrahasis semble être très proche de celle qu’on a lue plus haut, mais elle est écourtée par une malencontreuse cassure dans la tablette. Toutefois, c’est la fin du poème qui doit retenir notre attention, car Ea y apparaît comme un précurseur de Malthus, préconisant la stérilité, la moralité infantile et le célibat pour lutter contre la surpopulation. Il dit, en effet, à Mami/Nintu :
« O déesse de la naissance, créatrice des destins…
Qu’il y ait parmi les gens un démon pashittu,
Qu’il saisisse le bébé sur les genoux de sa mère.
Etablis des prêtresses ugbabtu, des prêtresses entu et des prêtresses igisitu,
Elles seront tabou, et ainsi seront réduites les naissances. »
Ainsi, le Déluge aurait été utilisé par des dieux comme ultime moyen pour mettre fin à une « explosion démographique ». C’était la « solution finale » par un moyen qui devait tout naturellement venir à l’esprit des Mésopotamiens quand on sait les ravages que provoque dans cette partie du monde une grande inondation, qu’elle soit due à un débordement des fleuves ou même à de très forte pluies. Dès lors, à quoi bon rechercher au fond des tells un cataclysme géant improbable, quand l’imagination seule suffisait pour élever à l’échelle planétaire un phénomène naturel impressionnant et relativement fréquent ?
Reste, cependant, le problème du Déluge mentionné dans la liste royale sumérienne, phénomène bien précis, situé dans le temps et considéré par les Mésopotamiens comme historique. Pourquoi figure-t-il là et que représente-t-il ? Certes, le mot « déluge » peut être pris au sens figuré et s’appliquer ici, par exemple, à l’invasion massive de Sumer par des Sémites d’Akkad, mais ce que nous savons des rapports entre Sumériens et Akkadiens rend cette hypothèse improbable. Par contre, on ne peut pas manquer d’être frappé par la convergence de quatre données incontestables :
1. dans la Liste, le Déluge marque la fin de la suprématie de Shuruppak sur l’ensemble des cités-Etats sumériennes ;
2. le héros des trois versions connues du Déluge mésopotamien est un roi ou prince de Shuruppak ;
3. on a trouvé à Shuruppak (Tell Fara) des traces d’une inondation importante au début de la période Dynastique Archaïque ;
4. enfin, Shuruppak, au troisième millénaire, était un grand centre culturel, comme l’atteste la collection des tablettes de Fara, bien connue des sumérologues.
Il n’est donc pas irrationnel de formuler l’hypothèse qu’une inondation catastrophique à Shuruppak, vers 2900, a peut-être coïncidé avec une défaite militaire qui lui a fait perdre la suprématie et que la conjonction exceptionnelle de ces deux désastres (sans nul doute attribués au courroux divin) a été enregistrée par les scribes locaux et, plus tard, ajoutée, avec la dynastie de Shuruppak, à la liste royale sumérienne.
Peut-être est-il permis d’aller plus loin dans le fil de cette hypothèse. Pour peu que Shuruppak, très entendue à cette époque, ait été surpeuplée et affamée au moment de cette catastrophe, les prêtres de cette ville avaient en main tous les ingrédients pour construire le prototype du récit didactique que nous lisons dans Atrahasis. Le Déluge-évènement et le Déluge-mythe se rejoindraient alors. Mais des deux, c’est le mythe qui, comme son héros, est devenu éternel. Passé dans la tradition hébraïque, puis dans la tradition judéo-chrétienne, il ne cessera sans doute jamais de nous passionner et d’exciter notre curiosité ».