Le problème de la transmission du Coran
Posté : 07 janv.18, 10:26
En ce bref article, je propose d’expliquer de manière synthétique en quoi la transmission primitive du Coran fut défectueuse et pourquoi il est incertain de dire que le Coran que nous lisons tous aujourd’hui soit strictement identique à celui que le prophète, en admettant qu’il en soit l’auteur, pouvait réciter. J’ai essayé d’écrire le plus simplement possible pour que chacun, quel que soit son niveau et sa connaissance de l’histoire ou de la doctrine musulmane, puisse comprendre de quoi il retourne. Si néanmoins, après lecture de ce post, il demeurerait des incompréhensions parmi quiconque d’entre vous, n’hésitez pas à me demander de préciser davantage ou de mieux expliquer.
Au départ, tout commence par la fixation de la seule recension coranique que les musulmans reconnaissent, celle du troisième calife Othman (644-656). La Tradition musulmane rapporte qu’une fois effectuée, cette recension fut recopiée et envoyée à différentes garnisons de l’empire alors en formation : ce sont les masahif al-amsar, littéralement les codex des garnisons, dont nous ne possédons aucun vestige matériel et dont la trace fut bien assez tôt perdue dans l’histoire islamique. Par la suite, différentes copies de ces masahif auraient été entreprises ainsi que des copies des copies, soit par des particuliers, soit par le pouvoir en place : ce sont là les témoins manuscrits les plus anciens que nous ayons. Il importe de s’y intéresser pour plusieurs raisons : d’abord, pour connaître l’état du Coran dans des périodes reculées, ensuite, découvrir quels sont les ensembles textuels qui n’ont pas été acceptés et/ou reçus, mais aussi pour contrebalancer le monopole de la tradition orale en la contrôlant en partie, et surtout permettre d’en savoir davantage sur les spécificités de l’écriture arabe ancienne. Il en est en effet depuis longtemps reconnu que celle-ci se caractérisait par un état rudimentaire qui la fit nommer scriptio defectiva dans les milieux savants. Le mushaf (le codex, le manuscrit, singulier de masahif) d’alors n’écrivait que le rasm, le squelette consonantique, et ne notait ni voyelle courte, ni parfois voyelle longue, ni points diacritiques permettant de distinguer les lettres homographes, ni signe orthoépique et possédait de surcroît une orthographe défectueuse, notamment pour l’écriture du hamza et du ā long.
Ces Lectures, l’Islam sunnite nous en présente un certain nombre dont elle reconnaît la validité (sept, dix ou quatorze). Dans la position la plus commune, qui résulte d’ibn Mujahid, un savant irakien du Xe siècle, nous sommes en présence d’un système de Sept Lectures, chacune attribuées à un Lecteur éponyme et chacune rapportées selon deux transmetteurs spécifiques. Par exemple, la Lecture de 'Asim qui est la plus usitée dans le monde musulman est valide en tant que rapportée par ses deux transmetteurs, Hafs et Schu’ba. La position musulmane tient que ces Sept Lectures remontent de manière absolue au prophète et qu’elles n’ont guère connu de corruption pendant ces siècles de transmission, ce qui signifie qu’elles ont toutes été récitées par le prophète et qu’elles ont connu une transmission intègre depuis lors. Sans regard sur l’origine effective des Lectures, on conçoit cependant l’importance que cette transmission intègre possède pour les savants musulmans. Néanmoins, c’est une position qu’il est difficile de tenir d’un point de vue historique pour un certain nombre de raisons. Quelles sont-elles ?
En premier lieu, il y a le grand nombre de Lectures qui circulaient dans les premiers temps de l’Islam et qui n’ont pas été acceptés par le système d’ibn Mujahid, et par conséquent par l’orthodoxie sunnite. Cette pluralité est attestée à la fois par la tradition musulmane et par la recherche paléographique. Par exemple, al-Tabari est rapporté avoir écrit un livre, dont ibn Mujahid aurait fait usage, traitant de 20 systèmes de Lectures, et le codex parisino-petropolitanus qui est l’un de nos plus anciens manuscrits coraniques représente une lecture mixte, c'est-à-dire inconnue par ailleurs. Ce grand nombre de Lectures qui n’ont pas été reconnues amène la question de leur origine : soit elles sont bel et bien issues du prophète et ont par conséquent été perdues, ce qui rendrait compte d’un défaut de transmission, soit elles proviennent d’ailleurs et il faudra alors d’une part nous en expliquer l’origine, de l’autre nous faire savoir en quoi celle-ci différait des Sept qui seront finalement reçus. Il va de soi qu’on ne pourra davantage justifier l’élection des Sept au-dessus des autres par ibn Mujahid lui-même, puisqu’il n’explicite pas les critères ayant mené à son choix, ni par le consensus des savants de l’époque dans la mesure où son principe de restriction de Lectures, le choix de celles-ci tout comme leur nombre généra des controverses et des polémiques dans les milieux de l’époque.
En second lieu, il y a la divergence entre les transmetteurs de chaque Lecture. Le phénomène est simple à comprendre : de la même source, c’est-à-dire d’une meme Lecture, proviennent des variantes contradictoires suivant les transmetteurs auxquels on se rattache, ce qui revient à dire que la Lecture diffère formellement suivant les hommes auprès desquels nous la sollicitons. Il convient ici de comprendre qu’une Lecture étant transmise oralement, elle pouvait à la longue se perdre ou se modifier dans la mémoire humaine toute faillible. C’est un phénomène humain, tout-à-fait compréhensible, dont les savants en Lectures et particulièrement ibn Mujahid étaient conscient. Qu’il y ait eu de véritables pertes et à ce titre, une défectuosité de la transmission des Lectures, est une évidence lorsque l’on examine certains ouvrages islamiques traitant de la question, typiquement du savant de Bagdad ou d’al-Dani. En fait, les variantes de transmission attribuées à chacune des Lectures étaient nombreuses : plus l’on cherchait de transmetteur, plus l’on avait à faire à des divergences. C’est par ailleurs notamment pour minimiser au maximum ces divergences que l’on finit, dans le système des Sept, par sélectionner deux transmetteurs pour rendre une seule et même Lecture spécifique. Mais ces deux transmetteurs eux-mêmes n’étaient pas toujours d’accord pour rendre la Lecture de leur maître : par exemple une rapide analyse du texte de Hafs et de Schu’ba, transmetteurs de la Lecture de ‘Asim, révèle pour les cinq premières sourates plus de 80 différences textuelles entre chacun des deux transmetteurs. Ainsi, en 3 :157, Hafs lit يَجْمِعُونَ (yajmi’ûna = ils amassent) et Schu’ba تَجْمِعُونَ (tajmi’ûna = vous amassez) ; en 2 :271, Hafs lit يُكَفِّرُ (yukaffiru = il cachera) alors que Schu’ba lit نُكَفِّرُ (nukaffiru = nous cacherons) ; en 4 :124, Hafs rapporte يَدْخُلُونَ (yadkhulûna = ils entreront, actif) tandis que Schu’ba rapporte يُدْخَلُونَ (yudkhalûna = ils seront introduits, passif), etc. Hishām et Ibn Dhakwān, transmetteurs de la Lecture de Ibn ʿĀmir, ne sont même pas d’accord pour lire Abraham : le premier lit le plus souvent ٳب۫رٰهٰم (Ibrâhâm) tandis que le second récite à son habitude ٳب۫رٰهِيم (Ibrâhîm).
Par conséquent, la difficulté théologique demeure. Quel que soit l’origine des Lectures, nous pouvons en effet dores-et-déjà conclure qu’elles ont été imparfaitement transmises au cours de l’histoire, et partant, que nous ne pouvons pas être sûrs que telle ou telle Lecture remonte au prophète, c’est-à-dire soit effectivement les mots mêmes de Dieu. La conséquence logique serait de ne s'en tenir qu'au rasm du mushaf, mais aussi de pouvoir le lire à sa guise concernant bien des passages litigieux, voire de le travestir en lisant certains passages d'une manière intéressée de manière à y introduire certaines sensibilités théologiques. A partir du caractère incertain des Lectures que le système des Sept, et partant l’Islam sunnite, proposent depuis plus d’un millénaire pour lire, i.e. déchiffrer la scriptio defectiva du mushaf, on conviendra surtout que ce caractère douteux légitime la critique textuelle du texte coranique, et la nécessite même pour en établir une édition critique. C’est là la principale et la plus intéressante conséquence illustrant le problème de la transmission du Coran.
Au départ, tout commence par la fixation de la seule recension coranique que les musulmans reconnaissent, celle du troisième calife Othman (644-656). La Tradition musulmane rapporte qu’une fois effectuée, cette recension fut recopiée et envoyée à différentes garnisons de l’empire alors en formation : ce sont les masahif al-amsar, littéralement les codex des garnisons, dont nous ne possédons aucun vestige matériel et dont la trace fut bien assez tôt perdue dans l’histoire islamique. Par la suite, différentes copies de ces masahif auraient été entreprises ainsi que des copies des copies, soit par des particuliers, soit par le pouvoir en place : ce sont là les témoins manuscrits les plus anciens que nous ayons. Il importe de s’y intéresser pour plusieurs raisons : d’abord, pour connaître l’état du Coran dans des périodes reculées, ensuite, découvrir quels sont les ensembles textuels qui n’ont pas été acceptés et/ou reçus, mais aussi pour contrebalancer le monopole de la tradition orale en la contrôlant en partie, et surtout permettre d’en savoir davantage sur les spécificités de l’écriture arabe ancienne. Il en est en effet depuis longtemps reconnu que celle-ci se caractérisait par un état rudimentaire qui la fit nommer scriptio defectiva dans les milieux savants. Le mushaf (le codex, le manuscrit, singulier de masahif) d’alors n’écrivait que le rasm, le squelette consonantique, et ne notait ni voyelle courte, ni parfois voyelle longue, ni points diacritiques permettant de distinguer les lettres homographes, ni signe orthoépique et possédait de surcroît une orthographe défectueuse, notamment pour l’écriture du hamza et du ā long.
- (Pour expliquer davantage au lecteur non-arabisant, on donnera par exemple les consonnes ج ح خ et l’on remarquera qu’elles sont des homographes qui ne se distinguent que par la place ou l’absence de point. Pour donner un exemple de variante canonique, le rasm كىىر a été lu « grand » (kabîrun كبير) ou « nombreux » (kathîrun كثير) en ponctuant différemment la seconde lettre du rasm, pour y lire soit un b (ب) soit un th (ث). Nous voyons bien que selon les points diacritiques que l'on mettra, nous aurons des lettres et donc des mots différents : or, au moins 23 des 28 consonnes de l'alphabet arabe sont strictement similaires par la forme d'autres consonnes du même alphabet, ce qui donne un ordre de grandeur assez impressionnant. Encore n’est-ce là que la ponctuation : si l’on ajoute par exemple la vocalisation, c’est-à-dire les voyelles courtes notées par des petits signes au dessus du rasm, nous pouvons arriver à des constructions grammaticales encore différentes : par exemple, la variante canonique « ils ont été combattu » (qutila قُتِلَ) se distingue du texte reçu « ils ont combattu » (qâtala قٰتل) par une vocalisation différente.)
Ces Lectures, l’Islam sunnite nous en présente un certain nombre dont elle reconnaît la validité (sept, dix ou quatorze). Dans la position la plus commune, qui résulte d’ibn Mujahid, un savant irakien du Xe siècle, nous sommes en présence d’un système de Sept Lectures, chacune attribuées à un Lecteur éponyme et chacune rapportées selon deux transmetteurs spécifiques. Par exemple, la Lecture de 'Asim qui est la plus usitée dans le monde musulman est valide en tant que rapportée par ses deux transmetteurs, Hafs et Schu’ba. La position musulmane tient que ces Sept Lectures remontent de manière absolue au prophète et qu’elles n’ont guère connu de corruption pendant ces siècles de transmission, ce qui signifie qu’elles ont toutes été récitées par le prophète et qu’elles ont connu une transmission intègre depuis lors. Sans regard sur l’origine effective des Lectures, on conçoit cependant l’importance que cette transmission intègre possède pour les savants musulmans. Néanmoins, c’est une position qu’il est difficile de tenir d’un point de vue historique pour un certain nombre de raisons. Quelles sont-elles ?
En premier lieu, il y a le grand nombre de Lectures qui circulaient dans les premiers temps de l’Islam et qui n’ont pas été acceptés par le système d’ibn Mujahid, et par conséquent par l’orthodoxie sunnite. Cette pluralité est attestée à la fois par la tradition musulmane et par la recherche paléographique. Par exemple, al-Tabari est rapporté avoir écrit un livre, dont ibn Mujahid aurait fait usage, traitant de 20 systèmes de Lectures, et le codex parisino-petropolitanus qui est l’un de nos plus anciens manuscrits coraniques représente une lecture mixte, c'est-à-dire inconnue par ailleurs. Ce grand nombre de Lectures qui n’ont pas été reconnues amène la question de leur origine : soit elles sont bel et bien issues du prophète et ont par conséquent été perdues, ce qui rendrait compte d’un défaut de transmission, soit elles proviennent d’ailleurs et il faudra alors d’une part nous en expliquer l’origine, de l’autre nous faire savoir en quoi celle-ci différait des Sept qui seront finalement reçus. Il va de soi qu’on ne pourra davantage justifier l’élection des Sept au-dessus des autres par ibn Mujahid lui-même, puisqu’il n’explicite pas les critères ayant mené à son choix, ni par le consensus des savants de l’époque dans la mesure où son principe de restriction de Lectures, le choix de celles-ci tout comme leur nombre généra des controverses et des polémiques dans les milieux de l’époque.
En second lieu, il y a la divergence entre les transmetteurs de chaque Lecture. Le phénomène est simple à comprendre : de la même source, c’est-à-dire d’une meme Lecture, proviennent des variantes contradictoires suivant les transmetteurs auxquels on se rattache, ce qui revient à dire que la Lecture diffère formellement suivant les hommes auprès desquels nous la sollicitons. Il convient ici de comprendre qu’une Lecture étant transmise oralement, elle pouvait à la longue se perdre ou se modifier dans la mémoire humaine toute faillible. C’est un phénomène humain, tout-à-fait compréhensible, dont les savants en Lectures et particulièrement ibn Mujahid étaient conscient. Qu’il y ait eu de véritables pertes et à ce titre, une défectuosité de la transmission des Lectures, est une évidence lorsque l’on examine certains ouvrages islamiques traitant de la question, typiquement du savant de Bagdad ou d’al-Dani. En fait, les variantes de transmission attribuées à chacune des Lectures étaient nombreuses : plus l’on cherchait de transmetteur, plus l’on avait à faire à des divergences. C’est par ailleurs notamment pour minimiser au maximum ces divergences que l’on finit, dans le système des Sept, par sélectionner deux transmetteurs pour rendre une seule et même Lecture spécifique. Mais ces deux transmetteurs eux-mêmes n’étaient pas toujours d’accord pour rendre la Lecture de leur maître : par exemple une rapide analyse du texte de Hafs et de Schu’ba, transmetteurs de la Lecture de ‘Asim, révèle pour les cinq premières sourates plus de 80 différences textuelles entre chacun des deux transmetteurs. Ainsi, en 3 :157, Hafs lit يَجْمِعُونَ (yajmi’ûna = ils amassent) et Schu’ba تَجْمِعُونَ (tajmi’ûna = vous amassez) ; en 2 :271, Hafs lit يُكَفِّرُ (yukaffiru = il cachera) alors que Schu’ba lit نُكَفِّرُ (nukaffiru = nous cacherons) ; en 4 :124, Hafs rapporte يَدْخُلُونَ (yadkhulûna = ils entreront, actif) tandis que Schu’ba rapporte يُدْخَلُونَ (yudkhalûna = ils seront introduits, passif), etc. Hishām et Ibn Dhakwān, transmetteurs de la Lecture de Ibn ʿĀmir, ne sont même pas d’accord pour lire Abraham : le premier lit le plus souvent ٳب۫رٰهٰم (Ibrâhâm) tandis que le second récite à son habitude ٳب۫رٰهِيم (Ibrâhîm).
Par conséquent, la difficulté théologique demeure. Quel que soit l’origine des Lectures, nous pouvons en effet dores-et-déjà conclure qu’elles ont été imparfaitement transmises au cours de l’histoire, et partant, que nous ne pouvons pas être sûrs que telle ou telle Lecture remonte au prophète, c’est-à-dire soit effectivement les mots mêmes de Dieu. La conséquence logique serait de ne s'en tenir qu'au rasm du mushaf, mais aussi de pouvoir le lire à sa guise concernant bien des passages litigieux, voire de le travestir en lisant certains passages d'une manière intéressée de manière à y introduire certaines sensibilités théologiques. A partir du caractère incertain des Lectures que le système des Sept, et partant l’Islam sunnite, proposent depuis plus d’un millénaire pour lire, i.e. déchiffrer la scriptio defectiva du mushaf, on conviendra surtout que ce caractère douteux légitime la critique textuelle du texte coranique, et la nécessite même pour en établir une édition critique. C’est là la principale et la plus intéressante conséquence illustrant le problème de la transmission du Coran.