Auteur : Anonymous
Date : 03 juin13, 04:12
Message : La conversion et « l'Institution chrétienne »
Jean CalvinJean Calvin
C'est au cours de son bref séjour charentais qu'il prend la décision de rompre avec les illusions d'un réformisme tranquille, dissimulé sous les apparences extérieures de la fidélité à Rome : très sobrement, il écrira plus tard que ce fut « par une conversion subite » que Dieu « dompta et rangea à docilité [son] cœur ». Profondément humilié d'avoir si longtemps tergiversé avant de se décider, il écrira encore : « Maintenant donc, Seigneur, que reste-t-il à moi, pauvre et misérable, sinon T'offrir pour toutes défenses mon humble supplication que Tu ne veuilles me mettre en compte celui tant horrible abandonnement et éloignement de Ta Parole duquel par Ta bénignité merveilleuse Tu m'as une fois retiré ? » On reconnaît bien là les premiers grands textes de Luther autour de 1515 : c'est au moment où il donne raison à Dieu contre lui-même que l'homme commence à vivre de l'Évangile, n'ayant plus aucune sécurité religieuse et possédant, par contre, la pleine assurance de la grâce du Christ.
Quoi qu'il en soit des circonstances mystérieuses de cette conversion définitive, Calvin s'aperçoit qu'il y a, venant de partout, des gens assoiffés du vrai Évangile, qui lui demandent une nourriture pour leur âme et un enseignement pour leur esprit. Il n'y aura plus désormais chez lui la moindre hésitation ; il se sait appelé à un ministère qui est, pour lui, la forme concrète que doit prendre dans sa vie l'élection au salut éternel : quel qu'en soit le prix, il ne vivra plus désormais que pour cela.
Le 4 mai 1534, il est soudain à Noyon, où il résigne tous ses bénéfices entre les mains des chanoines de la cathédrale. Errant quelque temps, on le voit à Paris, puis à Orléans, rédigeant un premier traité théologique curieusement consacré à une polémique contre les anabaptistes, qui, comme pour Luther, ne tarderont pas à former le second front de son combat, et destiné à prouver un point de doctrine éminemment contestable : « Les âmes veillent et vivent après qu'elles sont sorties des corps. » C'est la Psychopannychia.
Une provocation formidable, l'« affaire des Placards » (nuit du 17 au 18 octobre 1534), oblige François Ier à renoncer à ses extérieurs de roi tolérant : plusieurs exécutions ont lieu. Pour échapper à un sort trop certain, Calvin se réfugie à Bâle, où il arrive en janvier 1535.
Dans cette ville, où la Réforme a été instaurée par Œcolampade, ami de Martin Bucer, Érasme et les grands imprimeurs ont créé une tradition culturelle vivante aujourd'hui encore ; de plus, au carrefour de trois pays, Bâle est traditionnellement un grand lieu de passage et de rencontre des peuples, un creuset où fusionnent doctrines et nouvelles en provenance du monde entier. Calvin, pendant que flambent les bûchers de ses amis, est ulcéré, parce que la propagande française s'efforce à en minimiser l'importance.
« Lors moi, voyant que ces pratiqueurs de cour par leurs déguisements tâchaient de faire non seulement que l'indignité de cette effusion de sang innocent demeurât ensevelie par les faux blâmes et calomnies desquels ils chargeaient les saints martyrs après leur mort, mais aussi que par après il y eût moyen de procéder à toute extrémité de meurtrir les pauvres fidèles sans que personne en pût avoir compassion, il me sembla que, sinon que je m'y opposasse vertueusement en tant qu'en moi était, je ne pouvais m'excuser qu'en me taisant je ne fusse trouvé lâche et déloyal.
« Et ce fut la cause qui m'incita à publier mon Institution de la religion chrétienne […] c'était seulement un petit livret contenant sommairement les principales matières, et non à autre intention sinon afin qu'on fût averti quelle foi tenait ceux lesquels je voyais que ces méchants et déloyaux flatteurs diffamaient vilainement et malheureusement. »
Ce texte est d'une importance capitale : il définit en effet la théologie de Calvin non comme un exercice académique, mais comme un témoignage en situation, comme une réflexion systématique qui rend compte de l'engagement de l'Église confessant sa foi devant les autorités et quoi qu'il en coûte. À la suite de tous les grands auteurs chrétiens, et notamment des écrivains néo-testamentaires, Calvin lie indissolublement théologie et histoire : il n'y a pas de theologia perennis, mais uniquement des tentatives provisoires destinées à nourrir ou à expliciter la vie actuelle de la communauté chrétienne. Par-delà toutes les fixations immuables de l'orthodoxie ou de la pseudo-théologie scientifique, on retrouvera le risque et l'invention théologiques en relation avec un temps et un lieu précis dans l'œuvre de Karl Barth, le plus grand des disciples contemporains de Calvin.
Le « petit livret », c'est le fruit du travail acharné de toute une année, c'est une somme en six chapitres qui, remaniés durant toute la vie de Calvin, reparaîtront à plusieurs reprises, jusqu'à former le gros ouvrage en quatre livres et quatre-vingts chapitres en 1559 ; ce dernier texte latin sera suivi d'une traduction française, rédigée au prix de grandes souffrances par le réformateur malade et terminée peu de temps avant sa mort. À l'origine, donc, six chapitres ; les trois premiers (la Loi, la Foi, la prière) sont directement inspirés des Petit et Grand Catéchismes de Luther, ainsi que de l'Exposition du symbole et de l'Oraison dominicale d'Érasme ; les deux suivants, sur le baptême et la Cène, ont comme arrière-plan le traité luthérien de 1520 : De la captivité de Babylone ; le dernier, sur la liberté chrétienne, est manifestement pénétré de la réflexion et des formules de l'admirable petit livre De la liberté du chrétien, rédigé par Luther en 1520 également.
On voit à quel point la dépendance est étroite à l'égard de la Réforme allemande, et ce n'est pas l'amoindrir que de dire que, à cette époque, Calvin, qui cherche encore son style et son assise théologiques, se sent très attiré par le compagnon de Luther, le doux Philip Melanchthon. Plus tard, les choses se durciront et les points de vue divergeront : tandis que les luthériens auront tendance à voir dans l'autorité scripturaire un principe central laissant une large frange de liberté à l'égard de tout ce qui n'est pas défendu, Calvin y trouvera un cadre impérativement strict ; tout ce que l'Écriture ne prescrit pas expressément lui paraîtra interdit.
À côté des luthériens, c'est aussi Zwingli qui marque fortement Calvin et à qui il emprunte son idée d'une union étroite entre Providence et prédestination. Quant à Bucer, il subira aussi cette influence, non seulement sur le plan liturgique et en ce qui concerne l'organisation de l'Église locale, mais aussi et surtout en reprenant la visée œcuménique qui est celle de toute l'œuvre du Réformateur de Strasbourg.
La première Institution paraît le 23 août 1535 : elle est précédée d'une « Epître au Roi », dans laquelle le jeune théologien de 24 ans explique que son propos, en rédigeant ce gros catéchisme de 516 pages petit format (commode pour être diffusé clandestinement), est d'abord d'informer exactement le roi sur la doctrine de ceux que l'on calomnie sans cesse devant lui et qui sont, de ce fait, traités comme la lie de l'humanité. Il affirme ensuite que cette doctrine est de Dieu et appuyée par sa souveraine autorité, et qu'elle n'est pas nouvelle, étant tout entière fondée sur l'Écriture sainte et concentrée dans l'affirmation que l'amour de Dieu est la vie et la joie de ceux qui reconnaissent Christ comme frère et médiateur. Comme Melanchthon l'affirmait dans la Confession d'Augsbourg, il ne s'agit pas là de fantaisies sectaires, comme celles des illuminés anabaptistes et enthousiastes, mais de la vraie foi de l'Église catholique, retrouvée et reformulée dans son originelle pureté. Prétention permanente de la Réforme : ne pas avoir l'intention de diviser, mais d'unir la famille chrétienne autour du véritable Évangile, message de libération temporelle et éternelle communiqué et accompli par la prédication, la vie, la passion et la résurrection du Christ Jésus.
Suivant l'adresse au roi de France et le premier texte de 1535, l'édition complète, parue en mars 1536, est enlevée en quelques mois par tout ce que l'Europe compte d'évangéliques plus axés sur le latin et le français que sur le rude allemand des luthériens.
Dans les années suivantes, Calvin, transformant ce « sommaire en somme » (A.-M. Schmidt), va parfaire et étendre sa géniale synthèse d'éléments pris au fur et à mesure des rencontres et lectures chez tous ses aînés. L'édifice devient une construction puissante où apparaissent les qualités françaises et latines : « besoin d'ordre, esprit logique, sens de l'action et de la moralité » (Pierre Imbart de La Tour, historien catholique).
À ce moment critique de l'histoire de la Réforme, où les acquisitions théologiques et les avancées ecclésiales étaient remises en cause par de redoutables forces centrifuges, « le génie de Calvin fut de comprendre que si la foi nouvelle voulait remplacer l'ancienne Église, il lui fallait retrouver le secret de sa force, c'est-à-dire son unité et son caractère universel… Discerner entre les aspirations contraires de la révolution religieuse, unir la Réforme elle-même en un corps de doctrine assez large pour s'adapter à tous les esprits, en une société assez forte pour se libérer de l'État et se perpétuer, donner à cette Église l'armature solide d'un dogme défini, d'une morale rigide, d'une discipline rigoureuse, opposer cette orthodoxie, cette morale et cette Église à la fois à l'individualisme religieux, à l'indépendance des mœurs, aux égoïsmes nationaux, pour tout dire, reconstituer en dehors du catholicisme et contre lui un nouveau catholicisme, uniquement fondé sur la Parole de Dieu… voilà ce que sera son œuvre. » (Imbart de La Tour.)
La dernière Institution est donc un énorme ouvrage qui, contrairement à la première, suit le plan non d'un catéchisme, mais du Credo, et les quatre livres traitent successivement : de la connaissance et de la doctrine de Dieu, de la personne et de l'œuvre du Médiateur ; de l'œuvre du Saint-Esprit, foi et vie nouvelle de l'homme justifié ; de l'ecclésiologie, des sacrements et des relations entre la communauté chrétienne et la société civile.
« Toute la somme de nostre sagesse, laquelle mérite d'être appelée certaine […] est quasi comprise en deux parties, à savoir la cognoissance de Dieu et de nous mêmes. » Il s'agit donc pour l'homme de « s'enquérir de la vérité et y adhérer ».
Les points clés de cette doctrine bien architecturée sont multiples, et l'on ne peut qu'admirer la force du penseur et le souffle de l'écrivain.
Soulignons, entre autres, la définition des rapports entre l'Écriture, le Saint-Esprit et la tradition : « Sans l'Esprit, la Parole est lettre morte, de nulle efficace ; sans la Parole, l'Esprit voltige comme une illusion. L'Esprit scelle en nous et explique le contenu de la Parole. Mais il n'opère lui-même que dans les limites que la Parole lui assigne. » Ce double verrou étant tiré contre le littéralisme et l'illuminisme, Calvin n'hésite pas à reconnaître dans la tradition le document de l'élaboration doctrinale de l'Église à travers les siècles ; mais elle est subordonnée à l'Écriture, c'est d'elle seule qu'elle tire son autorité ; ce n'est que dans sa conformité à l'Écriture qu'elle en est confirmation.
Contrairement à Luther, qui, avec une intuition très juste, va directement au Christ, et secondairement par lui à Dieu, Calvin rétablit une doctrine de Dieu, celle du nominalisme : Dieu est avant tout volonté libre, puissance souveraine, seule cause efficace, y compris et surtout dans l'homme régénéré. Cette volonté de ne mettre aucune borne à la majesté et à la liberté divines le conduit, par la voie d'un raisonnement plus logique et philosophique qu'exégétique, à affirmer la double prédestination, seule garantie, à ses yeux, d'une anthropologie excluant tout optimisme à l'égard des possibilités spirituelles de l'homme, radicalement corrompu par le péché, et d'une théodicée où c'est la totale liberté de la grâce qui doit avoir le premier et le dernier mot. Préoccupation spirituelle et pastorale : il faut que la gloire du salut soit attribuée à Dieu et à Dieu seul et que, de ce fait, l'homme ne puisse douter qu'il soit vraiment élu ; l'initiative de la vocation, la naissance de la foi saisissant l'Évangile de la justification, et le progrès sur la voie de la sanctification étant exclusivement l'œuvre du Dieu vivant, Père, Fils et Saint-Esprit, l'homme ne peut vivre que dans une humble et reconnaissante obéissance.
Ailleurs, Calvin a parlé moins systématiquement et plus évangéliquement de la prédestination. C'est Jésus-Christ, dit-il, qui est le seul vrai et fidèle miroir de notre élection ; qui le confesse comme son Seigneur et Sauveur et vit dans l'écoute active de sa Parole peut être pleinement assuré de son élection. Il faudra attendre Karl Barth pour avoir un développement conséquent de cette intuition fondamentale.
On a déjà marqué l'importance de l'ecclésiologie calvinienne. Signalons ici que le réformateur croit avoir trouvé dans l'Écriture le fondement d'une structure permanente et universelle : le sacerdoce universel des croyants, base de la théologie luthérienne de l'Église, est coordonné et animé par l'existence des quatre ministères de docteur, pasteur, ancien et diacre, les deux premiers ayant une prééminence sur les autres, car il leur est confié la tâche capitale d'expliquer et d'enseigner l'Écriture, donc d'être les artisans de la communication de la Parole.
Disons enfin qu'il y a dans l'Institution une théologie politique très élaborée : l'État a un rôle éminent dans le plan de Dieu et l'action de sa Providence ; dans un monde encore marqué du signe de la révolte, il a pour fonction de faire régner la justice conformément à la loi de Dieu, qui a une valeur universelle et à laquelle doivent être mesurés les actes des gouvernements, ce qui, à la limite, implique le droit à la résistance et à la désobéissance contre un pouvoir inique ou tyrannique.
On le voit, l'œuvre est complète et complexe ; aujourd'hui encore, des milliers de chrétiens la lisent et s'en inspirent, compte tenu des inévitables et indispensables corrections herméneutiques qu'elle requiert. Le type de chrétien qu'elle définit a un triple enracinement : dans l'élection souveraine, qui le délivre de tout souci à l'égard de son sort éternel ; dans l'Église, qui le nourrit de la Parole, confirmée par les sacrements, et l'envoie dans le monde comme serviteur missionnaire ; dans la société, où il est responsable, comme citoyen, de l'édification d'une communauté humaine fondée sur la justice.
Source:
http://www.larousse.fr/encyclopedie/per ... vin/110935