Le refus bouddhiste du théisme - Matthew T. Kapstein

Croyances issu des enseignements de Siddhartha Gautama, considéré comme le Bouddha historique.
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Le bouddhisme est une pratique, une philosophie de vie fondée par un sage de l'inde antique vers -600 avant JC, ce sage appelé "Bouddha" ce qui veut dire Éveillé, atteint l'Éveil vers 40 ans puis il enseigna durant toute sa vie, il mourut vers 80 ans en ayant établi une communauté de sa doctrine.
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Disciple Laïc

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Le refus bouddhiste du théisme - Matthew T. Kapstein

Ecrit le 11 oct.20, 09:32

Message par Disciple Laïc »

Le refus bouddhiste du théisme
Matthew T. Kapstein
Dans Diogène 2004/1 (n° 205), pages 69 à 75

Matthew T. Kapstein est professeur d’histoire et philosophie des religions à la Divinity School de l’Université de Chicago et directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, Paris. Il détient des diplômes en sanscrit (University of California, Berkeley) et philosophie (Brown University, Providence). Parmi ses ouvrages : The Tibetan Assimilation of Buddhism: Conversion, Contestation, and Memory, 2000 ; Reason’s Traces: Identity and Interpretation in Indian and Tibetan Buddhist Thought, 2001 ; et, avec l’anthropologue Melvyn C. Goldstein, Buddhism in Contemporary Tibet: Religious Revival and Cultural Identity, 1998. Plus recemment, il a edité In the Presence of Light: Divine Radiance and Religious Experience, 2004.

Dans un discours célèbre, un homme en quête de la vérité spirituelle, Malunkyaputta, demande que le Bouddha lève ses doutes au sujet de questions métaphysiques en débat, avant d’accepter l’enseignement du Bouddha, qui est censé assurer la délivrance de la souffrance. Il veut savoir, par exemple, si l’univers existe perpétuellement ou non, si le corps et l’âme vivante sont identiques ou non, et si le sage qui a atteint l’illumination survit après la mort ou non. En réponse, le Bouddha présente à Malunkyaputta une parabole où il lui demande d’envisager l’état d’un homme qui a été blessé par une flèche et réclame alors les services d’un chirurgien pour sauver sa vie. Dans ces circonstances, est-ce que l’homme désire faire tout son possible pour que le chirurgien réussisse dans sa tâche, ou va-t-il désirer d’abord lever ses doutes au sujet des causes de sa blessure ? Qui a tiré la flèche ? Et pourquoi ? Était-ce un acte délibéré ou accidentel ? Est-ce que l’archer était vieux ou jeune ? Tant de questions qui attendent une réponse ! L’homme devrait-il attendre d’avoir obtenu toutes les réponses, ou bien laisser simplement le chirurgien se mettre au travail ?

Bien sûr, le Bouddha est le chirurgien de l’histoire, offrant une solution pratique aux troubles et aux peines qui nous sont infligés par notre existence dans le monde. Les questions de l’homme blessé sont analogues aux problèmes métaphysiques et théologiques soulevés par l’interlocuteur du Bouddha, et que le Bouddha écarte parce que trop éloignés de l’urgence de la vraie tâche :

« Ces questions, Malunkyaputta, n’ont pas de rapport avec ce qui est le plus significatif et ne conduisent pas à la pureté de la conduite, au détachement du monde et des autres choses, à la tranquillité ou la vision intérieure… De ce fait, je n’ai pas réglé ces questions. Qu’est-ce que j’ai donc résolu, M?lunkyaputta ? Voici : la nature de la souffrance, son origine, sa cessation et la voie qui conduit à la cessation de la souffrance. Voilà les sujets que j’ai résolus. »
(Majjhimanikaya 63)

C’est dans cette lumière que les penseurs bouddhistes qui suivirent ont considéré la question suprême pour les philosophes de la religion (que pouvons-nous connaître sur l’existence et la nature de Dieu ?) : ils ont pensé qu’elle n’était rien de plus qu’un sujet de distraction hors de propos par rapport au problème pratique posé par l’expérience de la souffrance dans notre monde.



À première vue, l’attitude du bouddhisme envers le théisme est un refus d’être perturbé par les affirmations des théistes. Ceci a conduit un grand nombre de chercheurs à considérer le bouddhisme non pas comme une sorte d’athéisme, mais comme une religion « non-théiste ». Comme d’autres religions majeures le bouddhisme propose un système de sotériologie : il veille à assurer notre libération de la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons dans un monde marqué par les maux de la souffrance et de la mort. Mais, à la différence de nombreuses autres religions, le bouddhisme ne s’inquiète pas de savoir si la question d’un dieu participe ou non de notre problème existentiel, et simultanément ne voit pas la nécessité d’une croyance théiste dans sa formulation de la solution. De ce point de vue, on peut penser que le bouddhisme incite à une ataraxie éthique à l’égard des affirmations théologiques.

Pendant les derniers siècles de l’ère pré-chrétienne, lorsque le bouddhisme s’est développé en Inde, le théisme n’était pas encore devenu une tendance prédominante dans la réflexion religieuse indienne. Certes, le culte sacrificiel des Védas proposait un monde régi par un panthéon proliférant, mais les divinités védiques étaient, en somme, comme des agents de ce monde, subordonnées à la puissance exercée par les prêtres dans les rites du sacrifice. La pensée brahmanique primitive, là où elle comportait une recherche des raisons ultimes, dont nous trouvons des exemples dans les Upanishads, a tenté d’aller au-delà de ces divinités et de chercher un principe métaphysique abstrait, à la racine de l’existence, mais non un dieu personnel comme il est conçu dans les religions monothéistes. Le cosmos indien primitif ressemble d’une certaine façon à celui du monde hellénistique. Dans un tel cadre, le refus, motivé éthiquement, de s’engager dans la spéculation théologique n’était pas exceptionnel, car même les dieux étaient alors tenus de se soumettre au même ordre impersonnel que celui qui régit les vies des mortels ordinaires. Au contraire, c’est l’irruption de la pensée proprement théiste, trouvant son fondement ultime dans une divinité suprême et personnelle, qui marque une rupture. Même s’il n’est pas possible de dater l’émergence d’un tel théisme en Inde avec beaucoup de précision, il semble certain que vers le début de notre ère, plusieurs écoles de pensée faisaient allégeance à une telle divinité, regardée à la fois comme un créateur et comme celui qui accorde la grâce à ses créatures. En réponse à ce théisme émergent, la philosophie bouddhiste a réagi par un remarquable changement de point de vue, en passant de ce que j’ai appelé une ataraxie éthique à une réfutation énergique des vues théistes.

Parmi les arguments qui ont été avancés par les penseurs bouddhistes articulant leur opposition au théisme hindou émergeant, certains paraîtront familiers aux spécialistes de la philosophie des religions en Occident. On remarque en particulier une version de l’argument à partir du mal : le théisme affirme que le monde a été produit par une divinité suprêmement bonne, à qui nous devons allégeance afin d’assurer notre salut. Mais, réplique l’opposant au théisme, si on considère le mal dans notre monde, le dieu censé l’avoir créé ne peut pas être un dieu suprêmement bon, et on peut en réalité le tenir pour responsable de la catastrophe même dont nous voulons être sauvés ! Un tel dieu ne mérite pas plus notre adhésion que l’assassin de l’homme frappé par la flèche dans la parabole racontée ci-dessus. Ainsi, en considération du mal et de la peine qui affectent notre monde, soit le théisme doit être complètement faux, soit, si un dieu existe, celui-ci ne pourrait être qu’un démiurge pervers ou qui se trompe, en qui nous aurions tort de placer notre confiance. Le développement de l’argumentation bouddhiste à partir de ces prémisses a inspiré les penseurs hindous tardifs dans leur élaboration d’une multitude de théodicées pour la défense de leurs positions, mais les bouddhistes, quant à eux, ne furent pas convaincus.


Une deuxième ligne d’argumentation soulignait les problèmes formels posés par la conception d’une divinité suprême. Dieu, affirment les théistes, doit être éternel, et une entité éternelle doit être conçue totalement exempte de corruption et de changement. Ce même être éternel est tenu pour le créateur, c’est-à-dire le fondement causal de ce monde de corruption et de changement. L’état changeant, cependant, d’une chose qui est soumise à la causation implique alors que le changement affecte aussi le fondement causal, car une cause non affectée par le changement ne peut pas expliquer l’altération du résultat. Donc, soit l’hypothèse d’un dieu créateur échoue à expliquer notre monde changeant, soit le dieu lui-même doit être sujet au changement et à la corruption et donc il ne saurait être éternel. Autrement dit, la création implique l’impermanence du créateur. Les philosophes bouddhistes ont conclu que le théisme ne pouvait pas, en tant que système de pensée, être sauvé de telles contradictions.

Tout comme il arriva dans l’histoire de la philosophie scolastique occidentale, ces arguments et les raisonnements afférents ont été l’objet d’une élaboration considérable, pour devenir enfin le sujet de traités entiers. Les philosophes qui ont contribué à ces développements comptent dans leurs rangs certains des principaux phares du bouddhisme : Vasubandhu (env. Ve siècle), Dharmakirti (env. 600), ?antarak?ita (floruit vers 760) et Jñ?na?r?mitra (Xe siècle). À lire les œuvres de ces penseurs, nous pourrions arriver à la conclusion que le refus antérieur du théisme par le bouddhisme avait fini par produire un anti-théisme en bonne et due forme. Il reste néanmoins à noter que ces auteurs adhèrent à travers leurs écrits anti-théistes aux stricts principes du détachement philosophique et ne permettent jamais que leurs arguments donnent lieu à des attaques polémiques contre les religions théistes ou leurs adhérents. Autrement dit, l’anti-théisme bouddhiste, dans le principe, a été conçu dans les termes des exigences logiques des systèmes philosophiques bouddhistes, pour lesquels le concept d’un dieu personnel violait les exigences rationnelles d’un ordre impersonnel, moral et causal.

En fait, certains interprètes du bouddhisme ont sous-estimé les tendances compensatoires qui paraissent indiquer une réconciliation du bouddhisme avec certains aspects du théisme. Contre l’idée que le bouddhisme est une religion anti ou non-théiste il a été observé que la plupart des formes du bouddhisme ont admis un panthéon variable de divinités et d’esprits locaux et que les modes de vie religieux des bouddhistes dans des communautés traditionnelles aussi éloignées que le Népal, la Thaïlande et le Japon ont en général réservé un rôle central aux cultes de ces êtres. Alors, le bouddhisme ne pourrait-il pas être considéré, en pratique, sinon en théorie, comme compatible avec un certain type de polythéisme ? Même si la question ne peut pas être éludée complètement, il faudrait souligner que les différentes divinités locales admises par le bouddhisme ont toujours été tenues pour être, comme nous, des êtres de ce monde, sujets aux conditions terrestres de naissance, de souffrance et de mort. Comme pour nous-mêmes, leurs vies sont ordonnées par l’ordre impersonnel du monde et ils ne peuvent être invoqués dans le culte que pour procurer des biens de ce monde : protection contre les maladies, récoltes abondantes, etc., mais en aucune façon en vue des objectifs ultimes d’éveil et de libération spirituelle. Autrement dit, les concessions du bouddhisme sur les dieux ne remettent pas directement en cause la position bouddhiste sur l’existence d’une divinité suprême. En même temps, il est vrai que les dieux jouent un rôle essentiel dans les vies des croyants de nombreuses sociétés bouddhistes.

Depuis ses débuts, le bouddhisme a développé également une attitude d’adoration et de dévotion envers la personne du Bouddha, une attitude qui semble coïncider pleinement par ses résonances émotionnelles avec les sentiments de foi et de dévotion qui se manifestent dans les traditions théistes.
Avec le temps, le bouddhisme a donné naissance en outre à des cultes des bouddhas passés et futurs, de même que des grands boddhisattvas que l’on pense avoir anticipé l’illumination finale afin de rester dans le monde pour aider les autres. Outre le Bouddha Sakyamuni historique, les cultes ont fini par se concentrer, parmi d’autres, sur : Amitabha, dont le paradis promet la béatitude divine à ceux qui y renaissent, Maitreya, le prochain bouddha à devoir apparaître dans notre monde, Avalokiteshvara (en chinois Guanyin), le bodhisattva de la compassion, et Tara, la salvatrice, souvent identifiée avec la sagesse qui est la mère de tous les bouddhas. Ces développements caractérisent surtout les traditions qui adhèrent au Mahayana, le « grand véhicule » du bouddhisme qui s’est répandu de l’Inde à l’Asie centrale et orientale.

Pour la pensée du Mahayana, de plus, le Bouddha dans son aspect absolu est le « corps de réalité » (dharmakaya), pénétrant tout ce qui existe et insufflant dans chaque créature vivante le pouvoir d’aboutir à la plus haute illumination. Même si ce corps de réalité est considéré comme un principe ultime, à la base de propriétés de la bouddhéité comme l’omniscience et l’omni-bienveillance, il ne faut pas le penser comme une divinité personnelle ou comme un créateur. Ainsi que certains philosophes bouddhistes l’ont admis, il doit être pensé d’une certaine façon comme comparable au brahman, le fondement impersonnel de l’existence tel que posé par les Upanishads des hindous. Néanmoins, les bouddhistes ont insisté en général sur le fait que le corps de réalité ne correspondait pas à l’être, mais à ce vide qui transcende la dichotomie entre l’existence et son contraire.

Comme le montrent ces brefs exemples, le bouddhisme, tout en refusant l’accomplissement ultime aux dieux védiques et aux divinités locales des pays où il s’est répandu, a élaboré néanmoins son propre panthéon distinct, offrant un tableau de figures transcendantes toujours présentes pour intercéder dans les vies des croyants, en les sauvant des troubles du monde et en les aidant dans leur progrès vers l’illumination qui est le but final du bouddhisme. En outre, dans la conception du corps de réalité et des notions apparentées, il s’est développé également un domaine de pensée religieuse ressemblant à la spéculation théologique. Il peut donc apparaître que malgré ses dénis répétés du théisme, le bouddhisme soit devenu à la fin un type de religion théiste et doive être considéré en tant que tel.

Même si dans une certaine mesure une telle conclusion ne laisse pas prise à l’objection, nous devons néanmoins rappeler les fortes réserves avec lesquelles le bouddhisme a toujours considéré la plupart des formes du credo théiste : d’une part, le bouddhisme ne défendra pas l’idée d’un créateur omnipotent, qui est a fortiori le créateur non seulement du bien, mais également du mal dans le monde, et, d’autre part, même si les bouddhas et les boddhisattvas, auxquels le bouddhisme accorde les plus grands honneurs, peuvent aider leurs dévots à surmonter le mal et la peine auxquels sont soumis les êtres dans le monde, ils ne peuvent d’aucune manière être tenus comme la source de la situation existentielle dans laquelle nous nous trouvons. Dans l’univers bouddhiste, on peut dire que le problème de Job ne peut pas se présenter et que si le bouddhiste accablé par la souffrance qui l’environne veut savoir « pourquoi ? », il trouvera ses réponses non pas chez un dieu suprême inconnaissable, mais seulement dans l’ordre impersonnel des choses et dans les agissements des être vivants assujettis à cet ordre.
Pour ces raisons, le dialogue interreligieux incluant le bouddhisme ne peut pas suivre précisément la même voie que la discussion entre les trois religions monothéistes, qui partagent un grand nombre de présupposés et de racines culturelles, en même temps qu’une histoire complexe de coopération et de conflit. Par contraste, le bouddhisme est le produit d’une expérience historique et culturelle complètement différente.

Bien que certains penseurs bouddhistes, comme par exemple les philosophes Masao Abe du Japon et Gunapala Dharmasiri du Sri Lanka, aient cherché à développer des réponses bouddhistes aux problèmes théologiques occidentaux, les échanges entre le bouddhisme et les autres religions se sont focalisés sur l’éthique religieuse plutôt que sur la foi per se. Car c’est en soulignant les valeurs telles que la générosité, la compassion, l’autodiscipline et la paix, que le bouddhisme partage de toute évidence les problèmes du commun des humains, qui modèlent également les traditions monothéistes. Une telle vision se laisse clairement apercevoir dans les mots de l’actuel Dalaï Lama, prononcés à l’occasion d’une rencontre avec des théologiens chrétiens : « Je crois que le but de toutes les principales traditions religieuses n’est pas de construire de grands temples à l’extérieur, mais de créer des temples de la bonté et de la compassion à l’intérieur, dans nos cœurs. Chaque tradition religieuse a le potentiel nécessaire pour créer cela. Plus grande sera notre conscience de la valeur et de l’efficacité des autres traditions religieuses, plus profond sera notre respect et notre révérence envers les autres religions » (The Good Heart, p. 39-40). Néanmoins, le Dalaï Lama affirme également la nécessité d’un dialogue entre les savants religieux qui se spécialisent dans l’étude de la théologie et de la doctrine dans leurs traditions respectives ; car, insiste-t-il, le respect mutuel ne peut s’épanouir que lorsque la compréhension mutuelle est présente, et ceci doit provenir non seulement de la connaissance des traits apparemment communs qui relient les différentes religions, mais également d’une conscience claire de leurs différences.

Traduit de l’anglais par Daniel Arapu.
"Sachant que la vie est courte, pourquoi vous quereller ?" Le Bouddha.

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