mahomet n'existait pas
Posté : 22 août04, 08:59
La légende Mahométane
Sciences & Avenir/janvier 2003
Contrairement au judaïsme et au christianisme, l'islam n'a pas encore été
soumis à la critique historique et scientifique. Cette approche, récente, se
fait dans la douleur.
"L'islam n'a pas accompli sa révolution critique et historique", constate
froidement Jacqueline Chabbi, professeur à l'université Paris VIII. Auteur
d'une biographie "décapante" de Mahomet (Le Seigneur des tribus. L'Islam de
Mahomet. Paris, Noesis,1997), cette spécialiste des origines de l'islam a
déclenché l'ire des théologiens musulmans (1). Son sacrilège ? "J'ai
humanisé Mahomet. En effet, le seul moyen de comprendre le personnage, c'est
de lui appliquer une grille de lecture anthropologique. De le remettre dans
son contexte social réel, et non dans un contexte ou le fait religieux est
surestimé." Histoire de démêler ce qui relève de la légende dorée et ce qui
paraît vraisemblable. Vraisemblable seulement ...
Car Mahomet (570-632) n'a laissé aucune trace écrite directe, ni
archéologique, de son passage sur Terre. Et si la tradition musulmane
postérieure au Coran représente le fondateur de l'islam dictant parfois ses
révélations à un scribe sur des "morceaux de cuir, des tessons de poterie,
des nervures de palmes et des omoplates de chameau", aucun de ses
contemporains n'a concrètement transmis son témoignage. Comme le Prophète
vivait en outre dans une société de tradition orale, il paraît vain
d'espérer exhumer un jour des tablettes comme celles qui florissaient, à
l'époque, dans le proche Empire byzantin. Enfin la première biographie de
Mahomet, la Sîra, a vraisemblablement été rédigée plus d'un siècle après sa
mort.
Des orientalistes trop naïfs ?
Quel sérieux lui accorder ? Comment aborder le Coran ou la tradition
prophétique, les hadith ? "Jusqu'à présent, les orientalistes s'en sont
laissé un peu trop conter par des textes pourtant empreints de
merveilleux.", critique Jacqueline Chabbi, qui regrette l'amateurisme doublé
de fascination qui a longtemps régné dans cette discipline "fourre-tout" ou
cohabitaient historiens, philosophes, grammairiens, lettrés ... et
fonctionnaires coloniaux !
Le livre révélé, le Coran, a longtemps rassuré par sa grande homogénéité,
frappante par rapport à la Bible ou aux textes fondateurs du christianisme.
On y a vu l'indice d'une véracité historique à la continuité sans faille.
Mais aujourd'hui, des spécialistes parmi lesquels François Deroche, de
l'Ecole pratique des hautes études, ou Alfred Louis de Prémare, de
l'université d'Aix-en-Provence, pensent que sous sa forme actuelle il aurait
été mis par écrit bien plus tardivement que ne l'annonce la tradition
musulmane. Voire qu'il aurait été "lissé, harmonisé", non lors d'une simple
réforme orthographique, mais dans une logique de constitution d'empire,
comme le soutient Jacqueline Chabbi: "Ce n'est qu'avec l'empire des
Omeyyades (661-750) que la religion de Mahomet a basculé dans un autre monde
dans lequel l'écriture est devenue prédominante. Le Coran a alors été mis
par écrit, certainement à partir de fragments d'oralité conservés dans les
mémoires. Dans les siècles suivants, la tradition islamique a couvert d'un
luxe de détails les origines de l'islam et reconstitué un passé ... fictif
!"
Pour retrouver le Mahomet réel, celui du monde tribal de l'Arabie
intérieure, Jacqueline Chabbi a oeuvré à la manière d'un restaurateur qui
gratte peintures et vernis d'une toile pour en retrouver les couleurs
d'origines. Une approche novatrice à mille lieues des biographies écrites
jusqu'alors (2) par ailleurs tout à fait respectables. André Caquot du
Collège de France la juge "saine" : " ni irrévérencieuse ni dogmatique.
L'islam, la plus historique peut-être des grandes religions, ne saurait être
une terre interdite à l'histoire des religions". Même si les théologiens
musulmans restent majoritairement rétifs à la critique historique,
contrairement aux théologiens juifs et chrétiens, soumis depuis des siècles
(et bien malgré eux) à la question des rationalistes.
Les preuves archéologiques faisant défaut, Jacqueline Chabbi a tenté une
"lecture du paysage". Mais à quoi ressemblait en l'an 610, à l'heure de la
révélation de Dieu à Mahomet cette Arabie désertique, tribale, païenne, qui
deviendra plus tard le centre de l'arc vert (couleur de l'islam) allant du
Maghreb à l'Indonésie ? A un monde de bédouins pragmatiques, juge l'auteur
qui s'est intéressée à la vie des derniers grands nomades qui, s'ils se
déplacent désormais en 4x4 plutôt qu'à chameau, restent héritiers d'une
tradition séculaire.
Elle s'est également penchée sur les institutions, les pratiques
religieuses, culturelles, sociales, politiques de la société arabique de
l'époque de Mahomet, telles qu'elles se profilent dans les écrits
contemporains ou postérieurs. Et non telles qu'elles ont été voilées par la
suite. Elle est retournée aux sources, s'appuyant sur une base de textes
arabes qu'elle a patiemment décortiqués au niveau de la langue. Le résultat
révèle un chef d'hommes, un prophète inspiré doublé d'un politique qui
n'aurait jamais réellement rompu avec ses origines tribales.
Alors, qui était le vrai Mahomet ? Une figure singulière, qui a essayé de
faire bouger les choses, selon la chercheuse. Son nom signifiant "le loué
fils de l'esclave d'Allah", semble trop beau à de nombreux historiens. En
revanche son existence est aujourd'hui majoritairement admise. "Il s'est
passé quelque-chose entre La Mecque et Médine au début du VII° siècle.
Lorsque les tribus arabes font irruption hors des limites de leur habitat
traditionnel, vers 632, l'islam est né." Selon la tradition, Mahomet est
déjà mort. Nulle mention n'en est donc faite dans les chroniques des pays et
empires qui passeront peu à peu sous la férule des musulmans. Selon cette
même tradition, qui fixe toutes les dates, Mahomet est banni par sa tribu,
les Qurachites, qui le pensent possédé par les "Djinns". "Il est probable
que cet homme, qui prêchait pour un dieu unique tel qu'il existait déjà chez
les juifs et les chrétiens, souhaitait rétablir des valeurs de solidarité
dans sa tribu, dont certains membres s'étaient trop enrichis" analyse
Jacqueline Chabbi. Mahomet trouve refuge à Médine, vraisemblablement chez un
clan apparenté. Là, brûlant d'être reconnu, il entre en politique. Il monte
une confédération tribale sur un modèle traditionnel, proposant aux tribus
sédentaires et nomades de passer une alliance avec son dieu.
L'islam de Mahomet, ou proto-islam, ne peut être compris en dehors de la
croyance au "seigneur des tribus". Les nomades croient à un "Seigneur"
("rabb"), une puissance (masculine ou féminine) de protection et de recours,
liée à un territoire tribal et y possédant un lieu de résidence ("bayt"). Le
plus souvent des pierres sacrées ou bétyles telle la pierre noire scellée à
la Mecque, un objet de culte datant sans doute de l'époque de Mahomet. Le
prophète multiplie les razzias avec un tel succès que l'alliance fructueuse
avec son dieu lui attire bien des "conversions". C'est vraisemblablement au
cours d'un conflit avec les juifs de Médine qu'il s'approprie la figure
d'Abraham. Les juifs, vécus comme des rivaux monothéistes, sont alors
traités comme des déviants, ayant perdu le sens de la parole originelle de
Dieu, et ils seront persécutés. Plus tard, bien plus tard, les Musulmans
feront même de Mahomet le descendant charnel d'Abraham... ce qui est
d'ailleurs toujours enseigné dans certains ouvrages de vulgarisation, comme
le Dictionnaire encyclopédique de l'islam(Bordas ! Loin d'être le
révolutionnaire décrit par la tradition, Mahomet apparaît donc comme un
homme très en prise avec son milieu originel.
Pour comprendre la profondeur du décalage et la gravité de la rupture entre
l'âge tribal de "l'islam de Mahomet" et les sociétés islamisées par la
suite, rappelons que la notion de musulman n'est parvenue à se séparer de sa
composante ethnique arabe qu'à partir du milieu du VIII° siècle, avec
l'accession de la famille abbasside au califat. Ces oncles de Mahomet sont
les premiers à proposer une société "égalitaire", mettant sur le même pied
toutes les populations qui la composent. Ils effacent les privilèges des
tribus et leur code complexe de relations parentales. Auparavant, la
conversion était d'abord sociale, pas religieuse. Le converti (persan,
sémite du Nord, chrétien, juif, compte ou berbère) devait solliciter son
entrée dans une famille arabe. Encore recevait-il seulement le statut peu
glorieux de mawla ou "esclave affranchi". Les Arabes respectant les
religions locales comme le fonctionnariat et l'économie des pays conquis,
ont d'ailleurs longtemps retardé toute conversion.
"Ce qui me fait dire qu'il n'y a pas eu à proprement parlé de 'guerre
sainte' menée par Mahomet. il est urgent de faire de l'histoire, surtout
dans le contexte actuel". Car la vision de l'islam wahhabite qui tente de
s'imposer aujourd'hui n'a rien à voir ni avec l'islam traditionnel tel qu'il
s'est construit au cours des siècles ni a fortiori, avec le véritable islam
des origines. C'est le manque de recul historique d'une certaine jeunesse
musulmane qui a permis l'émergence de cette caricature de Mahomet telle que
le dépeignent les islamistes. Le refus de faire de l'histoire est devenu un
problème politique et idéologique. "Il y a de la part de certains musulmans,
un investissement sur le passé comme compensation aux frustrations du
présent. Toutes les civilisations brodent sur leur histoire. Mais dans le
monde arabe moderne, cela s'est exacerbé ces dernières années. C'est ainsi
que l'on voit des jeunes qui prêchent un retour à un islam qui n'a jamais
existé, ou qui croient vivre comme a vécu le prophète, un homme dont la vie
est finalement une succession de légendes !" Sur le plan historique, c'est
une absurdité. Sur le plan politique, cela aboutit à un fanatisme
dramatique.
L'âge tribal de l'islam
Les rituels parmi les plus symboliques de l'islam conservent les traces de
la culture tribale où il a vu le jour. Le pèlerinage à la Mecque réunit
ainsi deux rituels appartenant à deux mondes spacialement et socialement
différents, celui des semi citadins de la ville et celui des pasteurs
nomades des environs. Le pèlerinage primitif était vraisemblablement un
rituel de demande de pluie pratiqué par les Bédouins après le déclin des
grandes chaleurs de l'été dans la haute plaine de l'Arafât, à l'est du
territoire mecquois. La visite à la Kaaba, le bâtiment où est scellée la
fameuse pierre noire, se déroulait indépendamment, au printemps et donnait
également lieu à des sacrifices aujourd'hui disparus. C'est peu avant de
mourir que Mahomet aurait regroupé les deux comme pour
réunir -politiquement- sous une seule bannière les Bédouins, les gens des
oasis et les caravaniers, toute catégorie de population qu'il dominait.
De même l'actuel sacrifice du mouton qui clôt le pèlerinage musulman, censé
commémorer le sacrifice d'Abraham, correspond en fait à une pratique
proche-orientale qui ne s'est vraisemblablement imposée qu'après la
conversion des populations concernées. Les Arabes d'Arabie sacrifiaient des
chameaux ! Quant au lien abrahamique du sacrifice et du pèlerinage, il est
ignoré par le Coran. Le fait que la tradition dite prophétique, le hadith,
corrobore la croyance postérieure qui "abrahamise" le sacrifice n'a guère de
sens pour les historiens. Ce corpus réputé "prophétique" ne peut être mis
sur le même plan que le Coran qui présente des indices d'ancienneté bien
supérieurs.
A lire :
- Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des tribus. L'Islam de Mahomet. Paris,
Noesis, 1997.
Notes:
(1) "Epanouissement universel de l'Islam", Abdelaziz Benabdallah,
communication à l'Institut du monde arabe, novembre 1997.
(2) Le Prophète Muhammad, sa vie d'après les sources les plus anciennes, par
Martin Lings, le Seuil. Mahomet, Maxime Rodinson, le Seuil, collection
"Points".
Sciences & Avenir/janvier 2003
Contrairement au judaïsme et au christianisme, l'islam n'a pas encore été
soumis à la critique historique et scientifique. Cette approche, récente, se
fait dans la douleur.
"L'islam n'a pas accompli sa révolution critique et historique", constate
froidement Jacqueline Chabbi, professeur à l'université Paris VIII. Auteur
d'une biographie "décapante" de Mahomet (Le Seigneur des tribus. L'Islam de
Mahomet. Paris, Noesis,1997), cette spécialiste des origines de l'islam a
déclenché l'ire des théologiens musulmans (1). Son sacrilège ? "J'ai
humanisé Mahomet. En effet, le seul moyen de comprendre le personnage, c'est
de lui appliquer une grille de lecture anthropologique. De le remettre dans
son contexte social réel, et non dans un contexte ou le fait religieux est
surestimé." Histoire de démêler ce qui relève de la légende dorée et ce qui
paraît vraisemblable. Vraisemblable seulement ...
Car Mahomet (570-632) n'a laissé aucune trace écrite directe, ni
archéologique, de son passage sur Terre. Et si la tradition musulmane
postérieure au Coran représente le fondateur de l'islam dictant parfois ses
révélations à un scribe sur des "morceaux de cuir, des tessons de poterie,
des nervures de palmes et des omoplates de chameau", aucun de ses
contemporains n'a concrètement transmis son témoignage. Comme le Prophète
vivait en outre dans une société de tradition orale, il paraît vain
d'espérer exhumer un jour des tablettes comme celles qui florissaient, à
l'époque, dans le proche Empire byzantin. Enfin la première biographie de
Mahomet, la Sîra, a vraisemblablement été rédigée plus d'un siècle après sa
mort.
Des orientalistes trop naïfs ?
Quel sérieux lui accorder ? Comment aborder le Coran ou la tradition
prophétique, les hadith ? "Jusqu'à présent, les orientalistes s'en sont
laissé un peu trop conter par des textes pourtant empreints de
merveilleux.", critique Jacqueline Chabbi, qui regrette l'amateurisme doublé
de fascination qui a longtemps régné dans cette discipline "fourre-tout" ou
cohabitaient historiens, philosophes, grammairiens, lettrés ... et
fonctionnaires coloniaux !
Le livre révélé, le Coran, a longtemps rassuré par sa grande homogénéité,
frappante par rapport à la Bible ou aux textes fondateurs du christianisme.
On y a vu l'indice d'une véracité historique à la continuité sans faille.
Mais aujourd'hui, des spécialistes parmi lesquels François Deroche, de
l'Ecole pratique des hautes études, ou Alfred Louis de Prémare, de
l'université d'Aix-en-Provence, pensent que sous sa forme actuelle il aurait
été mis par écrit bien plus tardivement que ne l'annonce la tradition
musulmane. Voire qu'il aurait été "lissé, harmonisé", non lors d'une simple
réforme orthographique, mais dans une logique de constitution d'empire,
comme le soutient Jacqueline Chabbi: "Ce n'est qu'avec l'empire des
Omeyyades (661-750) que la religion de Mahomet a basculé dans un autre monde
dans lequel l'écriture est devenue prédominante. Le Coran a alors été mis
par écrit, certainement à partir de fragments d'oralité conservés dans les
mémoires. Dans les siècles suivants, la tradition islamique a couvert d'un
luxe de détails les origines de l'islam et reconstitué un passé ... fictif
!"
Pour retrouver le Mahomet réel, celui du monde tribal de l'Arabie
intérieure, Jacqueline Chabbi a oeuvré à la manière d'un restaurateur qui
gratte peintures et vernis d'une toile pour en retrouver les couleurs
d'origines. Une approche novatrice à mille lieues des biographies écrites
jusqu'alors (2) par ailleurs tout à fait respectables. André Caquot du
Collège de France la juge "saine" : " ni irrévérencieuse ni dogmatique.
L'islam, la plus historique peut-être des grandes religions, ne saurait être
une terre interdite à l'histoire des religions". Même si les théologiens
musulmans restent majoritairement rétifs à la critique historique,
contrairement aux théologiens juifs et chrétiens, soumis depuis des siècles
(et bien malgré eux) à la question des rationalistes.
Les preuves archéologiques faisant défaut, Jacqueline Chabbi a tenté une
"lecture du paysage". Mais à quoi ressemblait en l'an 610, à l'heure de la
révélation de Dieu à Mahomet cette Arabie désertique, tribale, païenne, qui
deviendra plus tard le centre de l'arc vert (couleur de l'islam) allant du
Maghreb à l'Indonésie ? A un monde de bédouins pragmatiques, juge l'auteur
qui s'est intéressée à la vie des derniers grands nomades qui, s'ils se
déplacent désormais en 4x4 plutôt qu'à chameau, restent héritiers d'une
tradition séculaire.
Elle s'est également penchée sur les institutions, les pratiques
religieuses, culturelles, sociales, politiques de la société arabique de
l'époque de Mahomet, telles qu'elles se profilent dans les écrits
contemporains ou postérieurs. Et non telles qu'elles ont été voilées par la
suite. Elle est retournée aux sources, s'appuyant sur une base de textes
arabes qu'elle a patiemment décortiqués au niveau de la langue. Le résultat
révèle un chef d'hommes, un prophète inspiré doublé d'un politique qui
n'aurait jamais réellement rompu avec ses origines tribales.
Alors, qui était le vrai Mahomet ? Une figure singulière, qui a essayé de
faire bouger les choses, selon la chercheuse. Son nom signifiant "le loué
fils de l'esclave d'Allah", semble trop beau à de nombreux historiens. En
revanche son existence est aujourd'hui majoritairement admise. "Il s'est
passé quelque-chose entre La Mecque et Médine au début du VII° siècle.
Lorsque les tribus arabes font irruption hors des limites de leur habitat
traditionnel, vers 632, l'islam est né." Selon la tradition, Mahomet est
déjà mort. Nulle mention n'en est donc faite dans les chroniques des pays et
empires qui passeront peu à peu sous la férule des musulmans. Selon cette
même tradition, qui fixe toutes les dates, Mahomet est banni par sa tribu,
les Qurachites, qui le pensent possédé par les "Djinns". "Il est probable
que cet homme, qui prêchait pour un dieu unique tel qu'il existait déjà chez
les juifs et les chrétiens, souhaitait rétablir des valeurs de solidarité
dans sa tribu, dont certains membres s'étaient trop enrichis" analyse
Jacqueline Chabbi. Mahomet trouve refuge à Médine, vraisemblablement chez un
clan apparenté. Là, brûlant d'être reconnu, il entre en politique. Il monte
une confédération tribale sur un modèle traditionnel, proposant aux tribus
sédentaires et nomades de passer une alliance avec son dieu.
L'islam de Mahomet, ou proto-islam, ne peut être compris en dehors de la
croyance au "seigneur des tribus". Les nomades croient à un "Seigneur"
("rabb"), une puissance (masculine ou féminine) de protection et de recours,
liée à un territoire tribal et y possédant un lieu de résidence ("bayt"). Le
plus souvent des pierres sacrées ou bétyles telle la pierre noire scellée à
la Mecque, un objet de culte datant sans doute de l'époque de Mahomet. Le
prophète multiplie les razzias avec un tel succès que l'alliance fructueuse
avec son dieu lui attire bien des "conversions". C'est vraisemblablement au
cours d'un conflit avec les juifs de Médine qu'il s'approprie la figure
d'Abraham. Les juifs, vécus comme des rivaux monothéistes, sont alors
traités comme des déviants, ayant perdu le sens de la parole originelle de
Dieu, et ils seront persécutés. Plus tard, bien plus tard, les Musulmans
feront même de Mahomet le descendant charnel d'Abraham... ce qui est
d'ailleurs toujours enseigné dans certains ouvrages de vulgarisation, comme
le Dictionnaire encyclopédique de l'islam(Bordas ! Loin d'être le
révolutionnaire décrit par la tradition, Mahomet apparaît donc comme un
homme très en prise avec son milieu originel.
Pour comprendre la profondeur du décalage et la gravité de la rupture entre
l'âge tribal de "l'islam de Mahomet" et les sociétés islamisées par la
suite, rappelons que la notion de musulman n'est parvenue à se séparer de sa
composante ethnique arabe qu'à partir du milieu du VIII° siècle, avec
l'accession de la famille abbasside au califat. Ces oncles de Mahomet sont
les premiers à proposer une société "égalitaire", mettant sur le même pied
toutes les populations qui la composent. Ils effacent les privilèges des
tribus et leur code complexe de relations parentales. Auparavant, la
conversion était d'abord sociale, pas religieuse. Le converti (persan,
sémite du Nord, chrétien, juif, compte ou berbère) devait solliciter son
entrée dans une famille arabe. Encore recevait-il seulement le statut peu
glorieux de mawla ou "esclave affranchi". Les Arabes respectant les
religions locales comme le fonctionnariat et l'économie des pays conquis,
ont d'ailleurs longtemps retardé toute conversion.
"Ce qui me fait dire qu'il n'y a pas eu à proprement parlé de 'guerre
sainte' menée par Mahomet. il est urgent de faire de l'histoire, surtout
dans le contexte actuel". Car la vision de l'islam wahhabite qui tente de
s'imposer aujourd'hui n'a rien à voir ni avec l'islam traditionnel tel qu'il
s'est construit au cours des siècles ni a fortiori, avec le véritable islam
des origines. C'est le manque de recul historique d'une certaine jeunesse
musulmane qui a permis l'émergence de cette caricature de Mahomet telle que
le dépeignent les islamistes. Le refus de faire de l'histoire est devenu un
problème politique et idéologique. "Il y a de la part de certains musulmans,
un investissement sur le passé comme compensation aux frustrations du
présent. Toutes les civilisations brodent sur leur histoire. Mais dans le
monde arabe moderne, cela s'est exacerbé ces dernières années. C'est ainsi
que l'on voit des jeunes qui prêchent un retour à un islam qui n'a jamais
existé, ou qui croient vivre comme a vécu le prophète, un homme dont la vie
est finalement une succession de légendes !" Sur le plan historique, c'est
une absurdité. Sur le plan politique, cela aboutit à un fanatisme
dramatique.
L'âge tribal de l'islam
Les rituels parmi les plus symboliques de l'islam conservent les traces de
la culture tribale où il a vu le jour. Le pèlerinage à la Mecque réunit
ainsi deux rituels appartenant à deux mondes spacialement et socialement
différents, celui des semi citadins de la ville et celui des pasteurs
nomades des environs. Le pèlerinage primitif était vraisemblablement un
rituel de demande de pluie pratiqué par les Bédouins après le déclin des
grandes chaleurs de l'été dans la haute plaine de l'Arafât, à l'est du
territoire mecquois. La visite à la Kaaba, le bâtiment où est scellée la
fameuse pierre noire, se déroulait indépendamment, au printemps et donnait
également lieu à des sacrifices aujourd'hui disparus. C'est peu avant de
mourir que Mahomet aurait regroupé les deux comme pour
réunir -politiquement- sous une seule bannière les Bédouins, les gens des
oasis et les caravaniers, toute catégorie de population qu'il dominait.
De même l'actuel sacrifice du mouton qui clôt le pèlerinage musulman, censé
commémorer le sacrifice d'Abraham, correspond en fait à une pratique
proche-orientale qui ne s'est vraisemblablement imposée qu'après la
conversion des populations concernées. Les Arabes d'Arabie sacrifiaient des
chameaux ! Quant au lien abrahamique du sacrifice et du pèlerinage, il est
ignoré par le Coran. Le fait que la tradition dite prophétique, le hadith,
corrobore la croyance postérieure qui "abrahamise" le sacrifice n'a guère de
sens pour les historiens. Ce corpus réputé "prophétique" ne peut être mis
sur le même plan que le Coran qui présente des indices d'ancienneté bien
supérieurs.
A lire :
- Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des tribus. L'Islam de Mahomet. Paris,
Noesis, 1997.
Notes:
(1) "Epanouissement universel de l'Islam", Abdelaziz Benabdallah,
communication à l'Institut du monde arabe, novembre 1997.
(2) Le Prophète Muhammad, sa vie d'après les sources les plus anciennes, par
Martin Lings, le Seuil. Mahomet, Maxime Rodinson, le Seuil, collection
"Points".