Chers soeurs et frères dans la foi,
Nous venons d'entendre l'un des six récits de multiplication des pains. Saint Matthieu en a deux, saint Marc en a deux — cela fait quatre. Et saint Luc et saint Jean en ont chacun une. Cela en fait six et les six récits de multiplication des pains sont tous aussi spectaculaires.
À première vue, il peut nous sembler difficile de comprendre la raison ou le sens de ce miracle. Comment imaginer deux poissons qui se dédoublent au fond d'un plat? Comment cinq pains peuvent-ils en produire d'autres?
Dès lors, l'histoire nous paraît étrange, d'autant plus que la foule n'a rien demandé. La foule, dans chaque récit, ne s'étonne même pas du prodige. C'est comme s'il n'y avait pas eu de prodige puisque tous ces gens-là mangent paisiblement jusqu'à être rassasiés, sans s'étonner, allongés en plusieurs rangées sur l'herbe verte du désert. Puis ils rentrent calmement chez eux à la fin du repas.
La réponse facile serait de dire qu'il s'agit d'une sorte de légende, ce serait une histoire fabriquée par les apôtres pour nous transmettre un message sous forme de parabole.
C'est sûrement l'un des miracles de Jésus les plus difficiles à saisir. On comprend bien que Jésus guérisse les malades: il rétablit l'ordre de la nature après l'avoir libérée du mal et du péché. Le miracle apparaît alors comme le résultat et le signe de la libération intérieure: cette libération que Jésus est justement venu apporter au monde. On imagine bien que la force de Dieu puisse restaurer la création dans son état initial. Le miracle s'inscrit en continuité avec l'oeuvre du Créateur.
Mais la multiplication des pains n'ajoute rien à l'ordre ou à la nature des choses. Le pain est déjà très bon comme il est. Un pain, un poisson, sont des réalités appréciées. On peut les diviser ou les partager entre nous; mais pourquoi les multiplier?
Devant toutes ces questions, des historiens ont voulu mettre en doute la réalité du miracle. Ils l'ont expliqué, par exemple, comme une hallucination collective: 5 000 personnes, sans compter les femmes et les enfants, auraient été victimes d'une immense hallucination, l'illusion d'avoir participé à un grand repas et d'y avoir bien mangé.
Mais à bien y penser, cette explication est plus compliquée que la question posée. Comment 10 000 ou 15 000 personnes auraient-elles pu se tromper ensemble? Comment aurait-on, surtout, ramassé douze grands paniers des morceaux restés d'une hallucination?
En réalité, un événement a eu lieu. L'évangile ne raconterait pas six fois la multiplication des pains si rien ne s'était passé. Il faut donc relire ce récit ensemble.
Notons au point de départ que la foule n'a rien demandé. De son côté, Jésus vient d'apprendre la mort de Jean Baptiste. Il veut, selon le texte, “se retirer dans un endroit désert, à l'écart.”
Les gens l'ont appris. Probablement, sur le rivage, ils ont vu la barque s'éloigner. Il n'était pas difficile de deviner la direction qu'elle prenait ni l'endroit où Jésus allait. On imagine aisément un mouvement de foule. Les gens veulent suivre Jésus, ils ne veulent pas le perdre de vue.
De son côté, Jésus qui les retrouve de l'autre côté du lac a pitié de la foule “parce qu'ils étaient, selon le texte, comme des brebis qui n'ont pas de berger.” Nous avons la clé du récit, puisque c'est ce besoin qui entraînera l'action de Jésus.
Son rôle principal parmi les humains, c'est de les rassembler. Il est venu pour nous rassembler, pour nous conduire ensemble vers le Père. Jésus est un rassembleur. Il rassemble les gens et il leur parle longuement. Il les enseigne. Il est le bon berger. Puis il guérit leurs infirmes en signe de la libération qu'il apporte au monde.
Les gens ne demandent pas à manger. Ils ne prennent Jésus ni pour un boulanger ni pour un marchand de vivres. Ils sont là; ils regardent; ils écoutent: la seule nourriture qu'ils cherchent auprès de lui est celle du coeur et de l'âme. Ils ont faim et soif de l'enseignement de Jésus, de sa Parole qui les rassemble dans l'annonce du Règne de Dieu.
Ce sont les apôtres qui vont l'interrompre et lui conseiller de renvoyer cette foule, parce que l'endroit est désert et que tous ces gens-là n'auront rien à manger.
C'est le moment choisi par Jésus pour leur donner un signe éclatant. “Donnez-leur vous-mêmes à manger.” Puis il se fait apporter quelques pains, dit sur eux la bénédiction, rompt le pain, et celui-ci devient inépuisable entre leurs mains. De même pour les deux poissons. Il en donne, et plus il en donne, plus ils se multiplient. Les apôtres les distribuent. Ils en distribuent tellement, en surabondance, qu'on en recueillera, à la fin, douze grands paniers pleins de morceaux.
Vous avez reconnu les quatre mots-clés de l'Eucharistie: Jésus prit le pain, le bénit, le rompit, et le leur donna. Voilà le miracle. Les gens l'ont suivi avec une attente, mais sans projet précis et avec une immense confiance. Jésus ne les a pas déçus. Il a donné le Pain en surabondance pour bien montrer comment il est, et la surabondance de ce don qu'il fait à l'humanité. Mais surtout ...
... Jésus est un rassembleur. Ils nous rassemble dans un repas; puis il nous invite à notre tour à ouvrir ce repas aux autres.
Ainsi, les disciples de Jésus devront continuer son action. Désormais, de génération en génération, chrétiennes et chrétiens rassembleront les foules pour la distribution du Pain. Ce sera évidemment l'assemblée eucharistique, c'est la messe à laquelle nous avons été convoqués aujourd'hui.
Dans ce récit de l'évangile, nous sommes en territoire juif, et il reste douze grands paniers de morceaux.
Ce sera pour l'ensemble des douze tribus d'Israël. Lors de la seconde multiplication des pains, celle qui aura lieu en territoire païen, il en restera sept corbeilles. Sept, c'est le chiffre de la plénitude. Il restera toujours assez de ce Pain pour l'ensemble des nations de la terre.
Le rassemblement, dont Jésus nous donne aujourd'hui l'exemple, ne sera jamais interrompu au cours des siècles. Partout, croyantes et croyants distribueront le Pain de l'unité jusqu'à la fin des temps.
Bernard Lafrenière, c.s.c.
http://www.cam.org/~homelie/18ord.htm