Le réalisme scientifique.
Posté : 12 nov.23, 10:45
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Aujourd'hui on va parler du réalisme scientifique.
Il y a un texte assez célèbre d'Einstein et d'Infeld, qui décrit le travail du physicien de la façon suivante :
Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaye de comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier*. S'il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu'il rendra responsable de tout ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d'une telle comparaison.
* précision : il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier, ni de voir à l'intérieur.
J'aime bien cette métaphore de la montre fermée, car l'avantage c'est qu'on peut la filer allègrement pour formuler les différentes positions qui vont nous intéresser.
D'abord le réalisme métaphysique. C'est un mot très effrayant pour une position en fait extrêmement simple et modeste, puisqu'il s'agit simplement de soutenir qu'il y a bien quelque chose dans la montre, qui est à l'origine du mouvement des aiguilles, du tic-tac, etc.
Ça ne dit pas qu'on connaît ce mécanisme, ni même qu'on peut le connaître ou en parler, juste il y en a un. Il y a bien quelque chose dans la montre.
La réalité ne se réduit pas aux mouvements extérieurs des aiguilles, c'est aussi tout ce que l'on suppose qu'il y a à l'intérieur de la montre et donc le fonctionnement est censé expliquer le mouvement des aiguilles, le tic-tac qu'on entend, même si nous n'avons pas accès à ce mécanisme, ou en tout cas pas directement accès.
Ceci dit on peut quand même regarder, toucher, tapoter la montre, écouter, etc. Ce qui est une façon indirecte d'interagir avec ce qu'il y à l'intérieur, du moins de tenter de deviner ce qui s'y cache.
Ensuite, la vérité d'une théorie ou d'une thèse concernant l'intérieur de la montre, réside dans une forme de correspondance supposée entre ce que dit cette théorie, et ce qu'il y a effectivement dans la montre.
Enfin, parlons du réalisme scientifique et de l'anti réalisme scientifique, et c'est là que les choses se compliquent un peu.
Le réalisme scientifique est avant tout une attitude épistémologique, c'est à dire : une certaine façon de comprendre ce que nous apprennent les sciences sur le monde.
En gros, pour le réaliste scientifique, les meilleures théories scientifiques, celles qui rendent le mieux compte du
mouvement extérieur des aiguilles, sont bien en mesure de nous apprendre quelque chose, quant à ce qu'il y a à l'intérieur de la montre.
Pour le conjecturer, nous ne pouvons nous fier qu'au mouvement apparent à l'extérieur. Ce qui rend la tâche plutôt difficile certes, et la certitude absolue à ce sujet reste un horizon inatteignable, mais si grâce à une théorie qui suppose que la montre est constituée de tels et tels rouages cachés, on parvient à prédire très précisément les mouvements des aiguilles, et même à prédire des mouvements qui semblaient a priori très inattendus dans certaines conditions très spéciales, alors nous sommes justifiés à tenir pour très probable, qu'il y à bien à l'intérieur de la montre, des rouages et un mécanisme au moins assez ressemblant, à celui que postule une telle théorie.
L'anti réaliste, au contraire, soutiendra qu'il ne faut pas penser que nos théories scientifiques sont capables de nous apprendre quoi que ce soit quant à l'intérieur de la montre.
Les théories doivent bien sûr supposer tels et tels rouages cachés à l'intérieur pour expliquer les mouvements apparents à l'extérieur, mais quels que soient les succès prédictifs de la théorie, cela ne permet pas de conclure que les rouages ou le mécanisme caché est tel que ceux que suggèrent ces hypothèses.
À la limite, de telles hypothèses ne sont vues que comme des instruments utiles pour faire des prédictions sur le mouvement des aiguilles, mais en fin de compte, ce qui est dans la montre, on s'en moque, c'est de la métaphysique, et ce n'est pas le propos des sciences d'en parler.
Le seul but d'une théorie est de prédire les mouvements apparents des aiguilles dans toutes les circonstances observables, c'est un instrument de prédiction, pas une description de la réalité.
On parle aussi souvent d'instrumentalisme, pour désigner cette conception radicalement anti réaliste des sciences, et je signale qu'il y a aussi toute une gamme de positions anti réalistes intermédiaires, mais il serait long d'en détailler toutes les nuances ici.
Et notez bien qu'une telle position n'a rien d'hostile aux sciences, tout au contraire ! C'est une position que pas mal de scientifiques adoptent eux mêmes, plus ou moins consciemment. Par exemple, l'illustre David de sciences étonnantes, se déclarerait lui-même instrumentaliste.
Le physicien Sean Carroll dans une interview par Julia Galef, parle ainsi joliment d'une tension entre une démarche scientifique, qui dans le quotidien du chercheur peut pousser à l'instrumentalisme, et une ambition plus générale de la recherche scientifique, qui semble tout de même plus réaliste.
Voici ce qu'il dit :
"Nous sommes formés en tant que scientifiques à être extrêmement instrumental.
On veut résoudre le problème. On veut prédire un nombre. On veut dire ce qu'il va se passer si l'on pousse le système d'une certaine façon. Ce qui est bien, mais je ne pense pas qu'on devrait alors confondre cette façon instrumentale avec notre motivation de départ.
Aucune fille de 2 ans ne devient fascinée par la physique en se disant : "un jour, je veux être capable de prédire où des photons vont faire des marques sur une plaque photographique."
Elles ne veulent pas dire : "Je veux faire des prédictions observables." Elles veulent savoir comment la réalité fonctionne."
Mais revenons à nos montres fermées, et voyons de plus près ce qu'est le réalisme scientifique.
Disons qu'Einstein a donné une certaine théorie sur le contenu de la montre, et que cette théorie reste considérée comme la meilleure aujourd'hui, par tous les horlogers experts du sujet, parce qu'elle décrit et prédit de façon extrêmement précise le tic-tac et les mouvements des aiguilles dans toutes sortes de conditions, et qu'elle a résisté au
cours du dernier siècle, un très très grand nombre de tests expérimentaux de toutes sortes, et qu'aucune autre théorie rivale ne peut en dire autant.
De là, il y a d'abord une conception naïve du réalisme scientifique, qui consisterait à dire que tout cela nous justifie à croire que la théorie d'Einstein est vraie, tout bonnement vraie, et donc qu'elle décrit correctement l'intérieur de la montre.
Cette position est une cible facile à attaquer. Tout d'abord, on peut faire valoir que la théorie d'Einstein, même si c'est la meilleure qu'on n'ait jamais eu pour expliquer les mouvements des aiguilles, n'est pas parfaite. En effet, elle n'est pas aussi générale qu'on voudrait, malheureusement, et il y a çà et là quelques écarts, pour lesquels on est forcé de faire quelques accommodements plus ou moins ad hoc, même si c'est minime par rapport au succès prédictif par ailleurs.
En outre, avant qu'Einstein propose sa théorie, c'était celle de l'horloger Newton qui marchait le mieux pour décrire les
mouvements des aiguilles.
Du coup il semble que le réaliste scientifique naïf, s'il avait vécu en des temps plus anciens, aurait dû soutenir tout aussi naïvement, que la théorie de Newton était vraie, tout bonnement vraie, et il se serait donc tout bonnement trompé.
De façon générale, l'histoire des sciences est un cimetière de théories mortes, qui se sont révélées fausses à la lumière de découvertes ultérieures.
Pourquoi serions nous plus optimistes concernant la théorie actuelle d'Einstein ?
Elle est certes meilleure que toutes les précédentes, son succès prédictif et plus large et plus extraordinaire que
celui de toutes les précédentes, mais chacune de ces théories précédentes était aussi en son temps la meilleure,
et celle qui avait le plus grand succès prédictif, etc.
Il semble que le sort de toute meilleure théorie scientifique d'un temps, soit d'être plus tard rejetée au profit d'une meilleure encore, et que nos théories actuelles n'y échapperont pas.
On appelle parfois ce raisonnement : "la méta-induction pessimiste".
Une induction est un raisonnement qui à partir du constat d'un ensemble de cas déjà observés, généralise pour les cas futurs. Et on peut en effet regarder ce raisonnement sur les théories scientifiques, comme une induction.
Toutes les théories passées ont été finalement rejetées ultérieurement comme fausses, donc c'est très probablement le sort futur qui est réservé à nos théories actuelles.
Et on parle de "méta-induction", dans la mesure où les théories scientifiques dont on parle, peuvent être elles-mêmes vues comme des inductions cherchant à prédire le futur, à partir de régularités passées.
C'est donc de façon un peu paradoxale, une induction sur l'échec des inductions.
Alors je suis tout à fait d'accord qu'on aurait tort de parier sur le fait que l'intérieur de la montre est parfaitement décrit par la théorie d'Einstein. Ce serait faire preuve d'une foi en sa théorie, difficilement justifiable. Mais refuser cela, revient seulement à nier une version naïve du réalisme scientifique.
Le véritable réalisme scientifique est une position plus subtile et modérée. Il consiste à dire qu'il est rationnel de tenir pour au moins approximativement vraies, nos meilleures théories scientifiques, et plus exactement les théories matures, celles dont le succès prédictif est particulièrement large, et corroboré par un très grand nombre de tests.
Ou pour le dire dans l'autre sens, il serait irrationnel, injustifié, de tenir ces théories matures pour complètement fausses.
Le principal est le meilleur argument en faveur du réalisme scientifique, est l'argument qu'on appelle "pas de miracle", "no miracle", dans la langue de Shakespeare.
L'idée générale de cet argument est la suivante : les théories scientifiques vis-à-vis desquelles le réalisme est le plus justifié, sont celles qui ont en gros un succès prédictif particulièrement large, et bien établi.
Il faut notamment que ces prédictions concernent des types d'observations radicalement nouveaux, et différents de ce à partir de quoi la théorie a été initialement forgée.
La théorie est en cela féconde, elle ne s'est pas contentée de décrire ce qu'on connaissait déjà, mais a suggéré des nouvelles choses à observer, et elles ont été effectivement observées grâce à cela.
En restant dans la métaphore des montres, disons que la vieille théorie de l'horloger Newton, permettait de prédire à partir de quelques rouages simples, le fonctionnement normal de la montre, et ceci avec une grande précision, ce qui
est déjà remarquable.
Et elle permettait aussi, de faire un bon nombre de découvertes inattendues.
Mais on a fini par se rendre compte que ces prédictions deviennent erronées, dès qu'on met ses
aiguilles dans certaines conditions extrêmes.
La théorie d'Einstein par contre, non seulement décrivait correctement le fonctionnement normal de la montre aussi bien que Newton, mais elle faisait aussi des prédictions très étranges sur le comportement des aiguilles dans ces conditions extrêmes, et plus généralement, dans toutes sortes de conditions bizarres auxquelles on n'avait jamais pensé.
Et quand on a pu tester tout cela, ces prédictions se sont révélées correctes.
Comment expliquer cette extraordinaire succès prédictifs ?
L'explication la plus simple est satisfaisante, semble être la suivante : c'est parce que les rouages à l'intérieur de la montre ressemblent beaucoup à ce qu'en dit la théorie d'Einstein. Peut-être pas exactement, mais suffisamment.
Et surtout, ça y ressemble certainement bien plus qu'aux rouages que supposait la théorie de Newton.
Si ce n'était pas le cas, si l'intérieur de la montre était totalement différent de ce que la théorie d'Einstein suppose, tout autant que des rouages de la théorie de Newton, cette extraordinaire succès prédictif pendant tout un siècle et pour une telle variété de tests, relèverait d'une coïncidence presque miraculeuse.
Je ne dis pas que c'est impossible, en effet le miracle, la coïncidence extraordinaire, cela reste une explication aussi, une explication qu'on ne peut pas écarter avec une certitude absolue, mais c'est très très clairement une moins bonne explication.
C'est sans doute même une très très mauvaise explication, et être rationnel, c'est se rendre aux meilleurs explications.
Alors certes, la théorie d'Einstein sera très probablement un jour remplacée par une théorie encore meilleure, mais il est très très probable qu'elle apparaîtra rétrospectivement, comme une approximation de cette théorie meilleure, de même qu'on peut regarder la théorie de Newton, comme une approximation de la théorie d'Einstein.
Ici, ceci dit, vous pourriez faire remarquer qu'il n'est pas si clair que ce soit le cas, en fait.
En effet, Newton supposait qu'il y avait des forces agissant dans la montre. Einstein lui, suppose qu'il y a une courbure de l'espace temps.
Je ne vais pas rentrer dans les détails, parce que ce n'est pas le présent sujet, et parce que bien d'autres en ont parlé bien mieux que je ne saurais le faire. Mais l'idée importante à retenir ici, c'est que les concepts fondamentaux des théories physiques de Newton et d'Einstein, sont très très différents et s'excluent mutuellement.
Le concept de force chez Newton ne semble pas être une approximation du concept de courbure de l'espace temps chez Einstein.
Pour le dire encore autrement, les objets postulés par ces deux théories sont radicalement différents en fait. Et l'on pourrait donc tout à fait maintenir la méta-induction pessimiste, en la faisant porter sur ce point précis : les concepts et objets fondamentaux postulés par les théories anciennes, se sont toujours jusque là révélées être des chimères, et il n'y a pas de raison d'être plus optimiste avec les théories actuelles.
Selon toute vraisemblance, les objets des théories actuelles finiront comme les autres, au cimetière des théories et hypothèses.
Pourtant, il y a clairement des choses qu'on garde des théories, avant de les enterrer. Et il y à bien un sens selon lequel la théorie de Newton est une approximation de la théorie d'Einstein. C'est d'ailleurs pour ça qu'on continue de se servir de la première, et de l'enseigner à l'école.
Chaque nouvelle théorie ne balaye pas tout ce qui la précède. Et comprendre ce qui est ainsi conservé, c'est finalement comprendre ce qu'il y à d'au moins approximativement vrai dans les théories successives. Et donc, ce vis-à-vis de quoi au moins, il est légitime d'être réaliste.
Prenons la loi de la gravitation formulée par Newton. C'est une équation dont les termes sont censés désigner d'une part une force, et d'autre part des masses et une distance. Et même si la théorie de Newton à strictement parler a été rejetée au profit de celle d'Einstein, chez qui il n'est plus question de forces, mais de courbures de l'espace temps, et de trucs super compliqués comme le tenseur-énergie-impulsion, cette équation de Newton n'en reste pas moins approximativement valable, dans la mesure où cela donne une excellente approximations de ce qu'il se passe d'après la théorie d'Einstein dans certaines conditions particulières, genre : pour des objets comme vous et moi, ou des boulets de canon qui se baladent à la surface de la terre, ce qui est déjà pas mal.
Et si vous voulez des détails sur tout ça, il y a des tas de vidéos géniales que je vous recommande, mais là, pour mon propos, l'important est de comprendre juste ceci : certes le concept de force newtonienne n'est pas une approximation du concept de courbure de l'espace temps, mais le rapport entre forces, masses et distances, décrit par cette équation de Newton, est bien dans certaines conditions particulières, une approximation du rapport entre courbure de l'espace temps et énergie, et d'autres trucs compliqués, décrit par celle d'Einstein.
Et si la théorie d'Einstein finit un jour au cimetière, il ne fait guère de doute que vis-à-vis de la nouvelle théorie qui l'a
supplantera, cette équation d'Einstein sera elle aussi au moins une approximation valable dans une certaine mesure, d'équations de cette nouvelle théorie.
Peut-être qu'on y parlera plus de courbures de l'espace-temps, comme on ne parle plus de forces newtoniennes chez Einstein, mais les rapports décrits par les équations d'Einstein ne disparaîtront pas totalement, de même que les rapports décrits par la loi de Newton, n'ont pas totalement disparus de celles d'Einstein.
Ainsi, en fin de compte, ce qui est conservé au moins approximativement, c'est une certaine structure décrite par ces équations, et c'est donc au moins vis-à-vis de ces structures, qu'il est légitime d'être réaliste.
Cette position on l'appelle réalisme structural. Et c'est une forme minimale de réalisme scientifique, sur laquelle une très large majorité de philosophes sont au moins d'accord. Et cela mérite d'être souligné, car c'est plutôt rare en philosophie.
En gros, si l'on revenait à nos histoires de montre fermée, le réalisme structural consisterait à dire que bien qu'on se trompe peut être complètement sur la nature des rouages ou du mécanisme, il y a une structure dans ce qu'on en théorise, au sujet de laquelle, vu le succès prédictif de la théorie, il serait extraordinairement improbable de se tromper complètement.
Voilà à minima ce qu'il semble que l'on puisse raisonnablement dire au sujet de ce que l'on peut savoir de cette montre fermée, et dont on ne pourra jamais s'assurer avec certitude.
Et c'est quand même pas si mal !
Et n'ayez plus peur d'être réaliste.
Texte légèrement corrigé de paroles tirées d'une vidéo de Monsieur Phi.
___________________________________
Wikipédia :
Pour un anti-réaliste, l'une des façons de concevoir le succès prédictif du discours scientifique consiste à tenir les entités inobservables et leurs propriétés pour des « fictions commodes », des « conventions » ou des « êtres de raison » qui permettent certes de prédire les phénomènes observables, mais qui n'ont pas d'existence en tant que telles. Les positivistes logiques et les constructivistes en épistémologie défendent cette position. Cette forme d'anti-réalisme est toutefois compatible avec un réalisme théorique qui considère que les relations entre ces êtres de raison existent vraiment dans le monde. Cette position nuancée est notamment défendue par Bertrand Russell.
L’anti-réalisme est souvent motivé par la conviction empiriste que nos connaissances authentiques (ou du moins nos croyances authentiquement justifiées) se limitent au domaine de l’observable, celui des phénomènes proprement dits.
En ce sens je ne peux être qu'anti réaliste et en aucun cas un partisan du réalisme scientifique (y compris d'un réalisme des théories), bien que je conserve une position réaliste métaphysique.
Et vous ?
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Aujourd'hui on va parler du réalisme scientifique.
Il y a un texte assez célèbre d'Einstein et d'Infeld, qui décrit le travail du physicien de la façon suivante :
Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaye de comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier*. S'il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu'il rendra responsable de tout ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d'une telle comparaison.
* précision : il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier, ni de voir à l'intérieur.
J'aime bien cette métaphore de la montre fermée, car l'avantage c'est qu'on peut la filer allègrement pour formuler les différentes positions qui vont nous intéresser.
D'abord le réalisme métaphysique. C'est un mot très effrayant pour une position en fait extrêmement simple et modeste, puisqu'il s'agit simplement de soutenir qu'il y a bien quelque chose dans la montre, qui est à l'origine du mouvement des aiguilles, du tic-tac, etc.
Ça ne dit pas qu'on connaît ce mécanisme, ni même qu'on peut le connaître ou en parler, juste il y en a un. Il y a bien quelque chose dans la montre.
La réalité ne se réduit pas aux mouvements extérieurs des aiguilles, c'est aussi tout ce que l'on suppose qu'il y a à l'intérieur de la montre et donc le fonctionnement est censé expliquer le mouvement des aiguilles, le tic-tac qu'on entend, même si nous n'avons pas accès à ce mécanisme, ou en tout cas pas directement accès.
Ceci dit on peut quand même regarder, toucher, tapoter la montre, écouter, etc. Ce qui est une façon indirecte d'interagir avec ce qu'il y à l'intérieur, du moins de tenter de deviner ce qui s'y cache.
Ensuite, la vérité d'une théorie ou d'une thèse concernant l'intérieur de la montre, réside dans une forme de correspondance supposée entre ce que dit cette théorie, et ce qu'il y a effectivement dans la montre.
Enfin, parlons du réalisme scientifique et de l'anti réalisme scientifique, et c'est là que les choses se compliquent un peu.
Le réalisme scientifique est avant tout une attitude épistémologique, c'est à dire : une certaine façon de comprendre ce que nous apprennent les sciences sur le monde.
En gros, pour le réaliste scientifique, les meilleures théories scientifiques, celles qui rendent le mieux compte du
mouvement extérieur des aiguilles, sont bien en mesure de nous apprendre quelque chose, quant à ce qu'il y a à l'intérieur de la montre.
Pour le conjecturer, nous ne pouvons nous fier qu'au mouvement apparent à l'extérieur. Ce qui rend la tâche plutôt difficile certes, et la certitude absolue à ce sujet reste un horizon inatteignable, mais si grâce à une théorie qui suppose que la montre est constituée de tels et tels rouages cachés, on parvient à prédire très précisément les mouvements des aiguilles, et même à prédire des mouvements qui semblaient a priori très inattendus dans certaines conditions très spéciales, alors nous sommes justifiés à tenir pour très probable, qu'il y à bien à l'intérieur de la montre, des rouages et un mécanisme au moins assez ressemblant, à celui que postule une telle théorie.
L'anti réaliste, au contraire, soutiendra qu'il ne faut pas penser que nos théories scientifiques sont capables de nous apprendre quoi que ce soit quant à l'intérieur de la montre.
Les théories doivent bien sûr supposer tels et tels rouages cachés à l'intérieur pour expliquer les mouvements apparents à l'extérieur, mais quels que soient les succès prédictifs de la théorie, cela ne permet pas de conclure que les rouages ou le mécanisme caché est tel que ceux que suggèrent ces hypothèses.
À la limite, de telles hypothèses ne sont vues que comme des instruments utiles pour faire des prédictions sur le mouvement des aiguilles, mais en fin de compte, ce qui est dans la montre, on s'en moque, c'est de la métaphysique, et ce n'est pas le propos des sciences d'en parler.
Le seul but d'une théorie est de prédire les mouvements apparents des aiguilles dans toutes les circonstances observables, c'est un instrument de prédiction, pas une description de la réalité.
On parle aussi souvent d'instrumentalisme, pour désigner cette conception radicalement anti réaliste des sciences, et je signale qu'il y a aussi toute une gamme de positions anti réalistes intermédiaires, mais il serait long d'en détailler toutes les nuances ici.
Et notez bien qu'une telle position n'a rien d'hostile aux sciences, tout au contraire ! C'est une position que pas mal de scientifiques adoptent eux mêmes, plus ou moins consciemment. Par exemple, l'illustre David de sciences étonnantes, se déclarerait lui-même instrumentaliste.
Le physicien Sean Carroll dans une interview par Julia Galef, parle ainsi joliment d'une tension entre une démarche scientifique, qui dans le quotidien du chercheur peut pousser à l'instrumentalisme, et une ambition plus générale de la recherche scientifique, qui semble tout de même plus réaliste.
Voici ce qu'il dit :
"Nous sommes formés en tant que scientifiques à être extrêmement instrumental.
On veut résoudre le problème. On veut prédire un nombre. On veut dire ce qu'il va se passer si l'on pousse le système d'une certaine façon. Ce qui est bien, mais je ne pense pas qu'on devrait alors confondre cette façon instrumentale avec notre motivation de départ.
Aucune fille de 2 ans ne devient fascinée par la physique en se disant : "un jour, je veux être capable de prédire où des photons vont faire des marques sur une plaque photographique."
Elles ne veulent pas dire : "Je veux faire des prédictions observables." Elles veulent savoir comment la réalité fonctionne."
Mais revenons à nos montres fermées, et voyons de plus près ce qu'est le réalisme scientifique.
Disons qu'Einstein a donné une certaine théorie sur le contenu de la montre, et que cette théorie reste considérée comme la meilleure aujourd'hui, par tous les horlogers experts du sujet, parce qu'elle décrit et prédit de façon extrêmement précise le tic-tac et les mouvements des aiguilles dans toutes sortes de conditions, et qu'elle a résisté au
cours du dernier siècle, un très très grand nombre de tests expérimentaux de toutes sortes, et qu'aucune autre théorie rivale ne peut en dire autant.
De là, il y a d'abord une conception naïve du réalisme scientifique, qui consisterait à dire que tout cela nous justifie à croire que la théorie d'Einstein est vraie, tout bonnement vraie, et donc qu'elle décrit correctement l'intérieur de la montre.
Cette position est une cible facile à attaquer. Tout d'abord, on peut faire valoir que la théorie d'Einstein, même si c'est la meilleure qu'on n'ait jamais eu pour expliquer les mouvements des aiguilles, n'est pas parfaite. En effet, elle n'est pas aussi générale qu'on voudrait, malheureusement, et il y a çà et là quelques écarts, pour lesquels on est forcé de faire quelques accommodements plus ou moins ad hoc, même si c'est minime par rapport au succès prédictif par ailleurs.
En outre, avant qu'Einstein propose sa théorie, c'était celle de l'horloger Newton qui marchait le mieux pour décrire les
mouvements des aiguilles.
Du coup il semble que le réaliste scientifique naïf, s'il avait vécu en des temps plus anciens, aurait dû soutenir tout aussi naïvement, que la théorie de Newton était vraie, tout bonnement vraie, et il se serait donc tout bonnement trompé.
De façon générale, l'histoire des sciences est un cimetière de théories mortes, qui se sont révélées fausses à la lumière de découvertes ultérieures.
Pourquoi serions nous plus optimistes concernant la théorie actuelle d'Einstein ?
Elle est certes meilleure que toutes les précédentes, son succès prédictif et plus large et plus extraordinaire que
celui de toutes les précédentes, mais chacune de ces théories précédentes était aussi en son temps la meilleure,
et celle qui avait le plus grand succès prédictif, etc.
Il semble que le sort de toute meilleure théorie scientifique d'un temps, soit d'être plus tard rejetée au profit d'une meilleure encore, et que nos théories actuelles n'y échapperont pas.
On appelle parfois ce raisonnement : "la méta-induction pessimiste".
Une induction est un raisonnement qui à partir du constat d'un ensemble de cas déjà observés, généralise pour les cas futurs. Et on peut en effet regarder ce raisonnement sur les théories scientifiques, comme une induction.
Toutes les théories passées ont été finalement rejetées ultérieurement comme fausses, donc c'est très probablement le sort futur qui est réservé à nos théories actuelles.
Et on parle de "méta-induction", dans la mesure où les théories scientifiques dont on parle, peuvent être elles-mêmes vues comme des inductions cherchant à prédire le futur, à partir de régularités passées.
C'est donc de façon un peu paradoxale, une induction sur l'échec des inductions.
Alors je suis tout à fait d'accord qu'on aurait tort de parier sur le fait que l'intérieur de la montre est parfaitement décrit par la théorie d'Einstein. Ce serait faire preuve d'une foi en sa théorie, difficilement justifiable. Mais refuser cela, revient seulement à nier une version naïve du réalisme scientifique.
Le véritable réalisme scientifique est une position plus subtile et modérée. Il consiste à dire qu'il est rationnel de tenir pour au moins approximativement vraies, nos meilleures théories scientifiques, et plus exactement les théories matures, celles dont le succès prédictif est particulièrement large, et corroboré par un très grand nombre de tests.
Ou pour le dire dans l'autre sens, il serait irrationnel, injustifié, de tenir ces théories matures pour complètement fausses.
Le principal est le meilleur argument en faveur du réalisme scientifique, est l'argument qu'on appelle "pas de miracle", "no miracle", dans la langue de Shakespeare.
L'idée générale de cet argument est la suivante : les théories scientifiques vis-à-vis desquelles le réalisme est le plus justifié, sont celles qui ont en gros un succès prédictif particulièrement large, et bien établi.
Il faut notamment que ces prédictions concernent des types d'observations radicalement nouveaux, et différents de ce à partir de quoi la théorie a été initialement forgée.
La théorie est en cela féconde, elle ne s'est pas contentée de décrire ce qu'on connaissait déjà, mais a suggéré des nouvelles choses à observer, et elles ont été effectivement observées grâce à cela.
En restant dans la métaphore des montres, disons que la vieille théorie de l'horloger Newton, permettait de prédire à partir de quelques rouages simples, le fonctionnement normal de la montre, et ceci avec une grande précision, ce qui
est déjà remarquable.
Et elle permettait aussi, de faire un bon nombre de découvertes inattendues.
Mais on a fini par se rendre compte que ces prédictions deviennent erronées, dès qu'on met ses
aiguilles dans certaines conditions extrêmes.
La théorie d'Einstein par contre, non seulement décrivait correctement le fonctionnement normal de la montre aussi bien que Newton, mais elle faisait aussi des prédictions très étranges sur le comportement des aiguilles dans ces conditions extrêmes, et plus généralement, dans toutes sortes de conditions bizarres auxquelles on n'avait jamais pensé.
Et quand on a pu tester tout cela, ces prédictions se sont révélées correctes.
Comment expliquer cette extraordinaire succès prédictifs ?
L'explication la plus simple est satisfaisante, semble être la suivante : c'est parce que les rouages à l'intérieur de la montre ressemblent beaucoup à ce qu'en dit la théorie d'Einstein. Peut-être pas exactement, mais suffisamment.
Et surtout, ça y ressemble certainement bien plus qu'aux rouages que supposait la théorie de Newton.
Si ce n'était pas le cas, si l'intérieur de la montre était totalement différent de ce que la théorie d'Einstein suppose, tout autant que des rouages de la théorie de Newton, cette extraordinaire succès prédictif pendant tout un siècle et pour une telle variété de tests, relèverait d'une coïncidence presque miraculeuse.
Je ne dis pas que c'est impossible, en effet le miracle, la coïncidence extraordinaire, cela reste une explication aussi, une explication qu'on ne peut pas écarter avec une certitude absolue, mais c'est très très clairement une moins bonne explication.
C'est sans doute même une très très mauvaise explication, et être rationnel, c'est se rendre aux meilleurs explications.
Alors certes, la théorie d'Einstein sera très probablement un jour remplacée par une théorie encore meilleure, mais il est très très probable qu'elle apparaîtra rétrospectivement, comme une approximation de cette théorie meilleure, de même qu'on peut regarder la théorie de Newton, comme une approximation de la théorie d'Einstein.
Ici, ceci dit, vous pourriez faire remarquer qu'il n'est pas si clair que ce soit le cas, en fait.
En effet, Newton supposait qu'il y avait des forces agissant dans la montre. Einstein lui, suppose qu'il y a une courbure de l'espace temps.
Je ne vais pas rentrer dans les détails, parce que ce n'est pas le présent sujet, et parce que bien d'autres en ont parlé bien mieux que je ne saurais le faire. Mais l'idée importante à retenir ici, c'est que les concepts fondamentaux des théories physiques de Newton et d'Einstein, sont très très différents et s'excluent mutuellement.
Le concept de force chez Newton ne semble pas être une approximation du concept de courbure de l'espace temps chez Einstein.
Pour le dire encore autrement, les objets postulés par ces deux théories sont radicalement différents en fait. Et l'on pourrait donc tout à fait maintenir la méta-induction pessimiste, en la faisant porter sur ce point précis : les concepts et objets fondamentaux postulés par les théories anciennes, se sont toujours jusque là révélées être des chimères, et il n'y a pas de raison d'être plus optimiste avec les théories actuelles.
Selon toute vraisemblance, les objets des théories actuelles finiront comme les autres, au cimetière des théories et hypothèses.
Pourtant, il y a clairement des choses qu'on garde des théories, avant de les enterrer. Et il y à bien un sens selon lequel la théorie de Newton est une approximation de la théorie d'Einstein. C'est d'ailleurs pour ça qu'on continue de se servir de la première, et de l'enseigner à l'école.
Chaque nouvelle théorie ne balaye pas tout ce qui la précède. Et comprendre ce qui est ainsi conservé, c'est finalement comprendre ce qu'il y à d'au moins approximativement vrai dans les théories successives. Et donc, ce vis-à-vis de quoi au moins, il est légitime d'être réaliste.
Prenons la loi de la gravitation formulée par Newton. C'est une équation dont les termes sont censés désigner d'une part une force, et d'autre part des masses et une distance. Et même si la théorie de Newton à strictement parler a été rejetée au profit de celle d'Einstein, chez qui il n'est plus question de forces, mais de courbures de l'espace temps, et de trucs super compliqués comme le tenseur-énergie-impulsion, cette équation de Newton n'en reste pas moins approximativement valable, dans la mesure où cela donne une excellente approximations de ce qu'il se passe d'après la théorie d'Einstein dans certaines conditions particulières, genre : pour des objets comme vous et moi, ou des boulets de canon qui se baladent à la surface de la terre, ce qui est déjà pas mal.
Et si vous voulez des détails sur tout ça, il y a des tas de vidéos géniales que je vous recommande, mais là, pour mon propos, l'important est de comprendre juste ceci : certes le concept de force newtonienne n'est pas une approximation du concept de courbure de l'espace temps, mais le rapport entre forces, masses et distances, décrit par cette équation de Newton, est bien dans certaines conditions particulières, une approximation du rapport entre courbure de l'espace temps et énergie, et d'autres trucs compliqués, décrit par celle d'Einstein.
Et si la théorie d'Einstein finit un jour au cimetière, il ne fait guère de doute que vis-à-vis de la nouvelle théorie qui l'a
supplantera, cette équation d'Einstein sera elle aussi au moins une approximation valable dans une certaine mesure, d'équations de cette nouvelle théorie.
Peut-être qu'on y parlera plus de courbures de l'espace-temps, comme on ne parle plus de forces newtoniennes chez Einstein, mais les rapports décrits par les équations d'Einstein ne disparaîtront pas totalement, de même que les rapports décrits par la loi de Newton, n'ont pas totalement disparus de celles d'Einstein.
Ainsi, en fin de compte, ce qui est conservé au moins approximativement, c'est une certaine structure décrite par ces équations, et c'est donc au moins vis-à-vis de ces structures, qu'il est légitime d'être réaliste.
Cette position on l'appelle réalisme structural. Et c'est une forme minimale de réalisme scientifique, sur laquelle une très large majorité de philosophes sont au moins d'accord. Et cela mérite d'être souligné, car c'est plutôt rare en philosophie.
En gros, si l'on revenait à nos histoires de montre fermée, le réalisme structural consisterait à dire que bien qu'on se trompe peut être complètement sur la nature des rouages ou du mécanisme, il y a une structure dans ce qu'on en théorise, au sujet de laquelle, vu le succès prédictif de la théorie, il serait extraordinairement improbable de se tromper complètement.
Voilà à minima ce qu'il semble que l'on puisse raisonnablement dire au sujet de ce que l'on peut savoir de cette montre fermée, et dont on ne pourra jamais s'assurer avec certitude.
Et c'est quand même pas si mal !
Et n'ayez plus peur d'être réaliste.
Texte légèrement corrigé de paroles tirées d'une vidéo de Monsieur Phi.
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Wikipédia :
Pour un anti-réaliste, l'une des façons de concevoir le succès prédictif du discours scientifique consiste à tenir les entités inobservables et leurs propriétés pour des « fictions commodes », des « conventions » ou des « êtres de raison » qui permettent certes de prédire les phénomènes observables, mais qui n'ont pas d'existence en tant que telles. Les positivistes logiques et les constructivistes en épistémologie défendent cette position. Cette forme d'anti-réalisme est toutefois compatible avec un réalisme théorique qui considère que les relations entre ces êtres de raison existent vraiment dans le monde. Cette position nuancée est notamment défendue par Bertrand Russell.
L’anti-réalisme est souvent motivé par la conviction empiriste que nos connaissances authentiques (ou du moins nos croyances authentiquement justifiées) se limitent au domaine de l’observable, celui des phénomènes proprement dits.
En ce sens je ne peux être qu'anti réaliste et en aucun cas un partisan du réalisme scientifique (y compris d'un réalisme des théories), bien que je conserve une position réaliste métaphysique.
Et vous ?
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